TROISIÈME PARTIE

L'île d'Ajima

12 octobre 1993 Bielefeld, Allemagne

 

La matinée d'automne était fraîche, le vent du nord froid et mordant.

August Clausen sortit de sa maison de bois et regarda ses prés qui s'étendaient jusqu'aux pentes de la forêt de Teutoberg, près de Bielefeld, au nord de la Westphalie. Sa ferme était dans la vallée. Une rivière sinueuse, qu'il avait récemment endiguée, en marquait la limite. Il boutonna jusqu'au col son lourd manteau de laine, respira profondément et se dirigea vers sa grange.

Clausen était un homme robuste, qui venait de fêter ses soixante-quatorze ans et qui abattait encore sa journée de travail du lever au coucher du soleil. La ferme appartenait à sa famille depuis cinq générations. Sa femme et lui-même avaient élevé deux filles qui préféraient vivre en ville, à Bielefeld. À part quelques journaliers pendant la moisson, Clausen et sa femme travaillaient seuls.

ILouvrit les portes de la grange et grimpa sur un gros tracteur. Le solide moteur diesel répondit à la première sollicitation. Il passa les vitesses et le mena dans la cour puis, par un chemin de terre poussiéreuse, se dirigea vers les champs, déjà prêts pour les prochaines semailles de printemps.

Il avait l'intention, ce jour-là, de combler une petite dépression qui s'était creusée dans l'angle sud-ouest d'un champ planté de laitues. C'était l'une de ces tâches qu'il voulait achever avant l'hiver. La veille, il avait préparé le tracteur sur lequel il avait fixé une petite pelle mécanique pour transporter un monticule de terreau, près d'un vieux bunker de béton datant de la dernière guerre.

Une partie des terres de Clausen avait été autrefois un aérodrome réservé aux escadrons de la Luftwaffe. Quand il était rentré chez lui après avoir servi dans les brigades de Panzers, en France et dans la moitié de l'Allemagne, il n'avait trouvé qu'un amas de débris brûlés d'avions et de véhicules militaires éparpillés sur ses champs en friche. Il avait gardé ce qui pouvait encore servir et vendu le reste à des ferrailleurs.

Le tracteur roulait assez vite. Il avait très peu plu au cours des dernières semaines et le sol était sec. Les peupliers et les bouleaux montraient des taches dorées qui ressortaient sur le vert fané des feuilles. Clausen s'engagea par une ouverture de la haie et s'arrêta près de la dépression. Il descendit de la grosse machine et étudia de près le sol enfoncé. Curieusement, il lui sembla que la dépression était plus large et plus profonde que la veille. Il se demanda si le sous-sol n'avait pas été sapé en profondeur par la rivière qu'il avait endiguée. Peu probable, car le centre du trou paraissait sec.

Il remonta sur le tracteur, se dirigea vers le terreau près du vieux bunker à demi caché maintenant sous des broussailles et abaissa le godet de sa pelle. Quand il fut plein, il fit demi-tour et approcha de la dépression jusqu'à ce que ses roues avant soient presque au bord. Il remonta légèrement le godet afin de le pencher ensuite pour déverser le terreau dans le trou, mais l'avant du tracteur commença à basculer. Les roues s'enfonçaient dans le sol.

Clausen resta immobile de surprise. Le trou s'effondra et le tracteur plongea dans ce puits de plus en plus large. Il poussa un cri d'horreur. La machine disparut dans les ténèbres et lui avec. Terrorisé, il appuya machinalement les pieds sur le métal du plancher et agrippa le volant de toutes ses forces. Le tracteur fit une chute d'au moins douze mètres avant de s'écraser dans une large rivière souterraine. De gros paquets de terre tombèrent dans l'eau, la transformant en un tourbillon de boue bientôt recouvert de nuages de poussière. Le bruit se répercuta sur les lointaines parois invisibles tandis que le tracteur s'enfonçait jusqu'en haut de ses énormes pneus avant de s'immobiliser enfin.

Clausen eut le souffle coupé par le choc. Une douleur lancinante lui déchira le dos et il comprit qu'il avait dû s'abîmer une vertèbre. Il s'était probablement aussi cassé deux côtes ou davantage Iorsque sa poitrine avait heurté le volant. Il se laissa aller un moment, respirant avec difficulté, le cœur battant. Abasourdi, il sentait à peine l'eau qui tourbillonnait autour de sa poitrine.

Clausen remercia le ciel de ce que le tracteur soit tombé sans se renverser. Si c'avait été le cas, il serait probablement mort écrasé ou coincé puis noyé. Il essaya de comprendre ce qui lui était arrivé. Il regarda le ciel bleu comme s'il pouvait y lire un signe puis scruta l'obscurité qui l'entourait à travers la poussière qui volait encore.

Le tracteur était tombé dans une dépression d'argile. Une partie était inondée, l'autre s'élevait au-dessus de l'eau et donnait sur une vaste caverne. Il ne vit aucun signe de stalactites, de stalagmites ni d'aucune autre décoration naturelle. L'entrée de la caverne et la chambre plus large semblaient mesurer six mètres jusqu'au plafond et avoir été creusées par un matériel de carrière.

Il essaya de s'extraire douloureusement du tracteur et, mi-rampant, mi-nageant, suivit l'espèce de rampe jusqu'à la partie sèche de la caverne. Ses genoux glissaient sans cesse, ses mains dérapaient sur le revêtement argileux du sol. À quatre pattes, il lutta de son mieux jusqu'à sentir enfin la terre sèche. À bout de forces, il réussit à s'asseoir, se retourna et tenta de voir les renfoncements obscurs de la caverne.

Il distingua des avions, des douzaines d'avions. Tous rangés en lignes régulières comme pour attendre un escadron de pilotes fantômes. Clausen les reconnaissait. C'étaient les premiers avions à réaction de la Luftwaffe, les Messerschmitt 262 Schwalbes (moineaux). Ils étaient là comme des spectres gris-vert et, bien que négligés depuis cinquante ans, paraissaient en excellent état. Seule une légère corrosion sur les surfaces d'aluminium et les pneus à plat témoignaient de leur long abandon. La base aérienne cachée avait dû être évacuée et toutes les issues bouchées avant l'arrivée des armées alliées. Et maintenant, personne ne se rappelait son existence.

Ses blessures oubliées temporairement, Clausen chemina avec révérence entre les avions, pénétra dans leurs cockpits et inspecta les zones du « hangar » destinées aux réparations et à l'entretien. Ses yeux s'étaient habitués à l'obscurité relative et il fut impressionné de l'ordre qui régnait dans ce lieu, Il ne trouva aucun signe d'un départ précipité. Il eut même l'impression que les pilotes et les mécaniciens se tenaient au garde-à-vous dans le champ au-dessus et s'attendait à les voir entrer d'une minute à l'autre.

Il était en plein rêve lorsqu'il comprit soudain que tous ces appareils de guerre étaient dans sa propriété, ou du moins en dessous et par conséquent lui appartenaient. La valeur de ces avions pour des collectionneurs et des musées devait atteindre des millions de deutsche marks.

Clausen revint au bord de la mare souterraine. Le tracteur faisait peine à voir avec juste son volant et le haut de ses pneus à la surface de l'eau. À nouveau il regarda le ciel par le trou. Il n'avait aucun moyen de remonter. L'ouverture était trop haute et les parois trop raides.

Mais il n'était pas le moins du monde inquiet. Sa femme le chercherait sans doute et alerterait les voisins lorsqu'elle le découvrirait debout au fond de ce trou, ravi du trésor qu'il venait de trouver.

Il avait dû y avoir autrefois une génératrice quelque part, pour fournir la lumière électrique. Il décida de la chercher. Peut-être même réussirait-il à la mettre en marche et à illuminer la caverne. Il regarda sa montre et pensa que sa femme ne se mettrait pas à sa recherche avant quatre bonnes heures.

Il hésita, regarda pensivement l'extrémité la plus éloignée de la caverne qui descendait en pente douce vers la mare dangereuse et se demanda si une autre caverne n'attendait pas d'être découverte là-bas, dans l'obscurité, au-delà des eaux profondes.

 

 

- Si les gens savaient ce qui se fait derrière leur dos, ils mettraient le feu à Washington, dit Sandecker tandis que défilait le paysage de campagne virginienne par les fenêtres du centre de commandement mobile aménagé dans un autocar aux couleurs d'une ligne nationale connue.

- Nous sommes en guerre jusqu'au-dessus des oreilles, répondit le directeur adjoint de l'équipe MAIT, Donald Kem. Et personne d'autre que nous ne le sait.

- Vous avez raison en ce qui concerne la guerre, ajouta Pitt en contemplant le verre d'eau minérale qu'il tenait à la main. Je n'arrive pas à croire que ces types aient eu le culot d'enlever Loren et le sénateur Diaz le même jour !

- Le sénateur est sorti de son chalet de pêche à six heures ce matin, dit Kern. Il a traversé à la rame un lac à peine plus grand qu'un étang et a disparu.

- Comment savez-vous qu'il ne s'est pas noyé accidentellement ou suicidé ?

- Parce qu'on n'a pas retrouvé son corps.

- Vous avez pu draguer tout le lac depuis ce matin ? demanda Pitt d'un ton sceptique.

- Ça, c'est un moyen primitif. Nous avons mis notre tout dernier satellite espion sur cette recherche. Aucun corps sur ou sous la surface.

- Votre technologie est-elle vraiment capable de déceler quelque chose d'aussi petit qu'un corps sous l'eau depuis l'espace ?

- Oubliez que je vous l'ai dit, répondit Kern avec une grimace. Mais croyez-moi sur parole : une autre équipe de professionnels japonais a enlevé Diaz en plein jour avec son bateau et son moteur hors-bord et ils l'ont fait au nez et à la barbe de cinq autres pêcheurs qui jurent n'avoir rien vu.

- Mais il y a bien eu des témoins de l'enlèvement de Loren.

- Al et Frank, oui, qui ont deviné ce qui se passait, c'est vrai. Mais les spectateurs des tribunes étaient tous concentrés sur les courses. Si l'un d'eux avait regardé par hasard en direction de Loren à ce moment-là, tout ce qu'il aurait vu, c'est une femme pénétrant dans une limousine de son plein gré.

- Ce qui a perturbé le projet bien préparé des kidnappeurs, dit Sandecker, c'est que vous saviez qu'on l'enlevait et que vous les avez pris en chasse. Votre action immédiate confirme le lien des Japonais avec l'enlèvement du sénateur Diaz.

- Celui qui a mis au point les deux complots séparés est rudement fort ! admit Kern. Trop fort pour n'être qu'un adepte de la Fraternité des Fils du Sang.

- L'organisation terroriste ? s'étonna Pitt. Ils sont dans le coup ?

- C'est ce qu'ils souhaitent nous faire croire. Le FBI a reçu un appel téléphonique de quelqu'un prétendant en être membre et revendiquant l'enlèvement. C'est un leurre nous avons lu dans leur jeu en moins d'une minute.

- Et que savez-vous de l'hélicoptère qui contrôlait la voiture par radio ? Avez-vous retrouvé sa trace ?

- Jusqu'à Hampton Road. Là, il a explosé en l'air et est tombé à l'eau. Une équipe de sauvetage de la Navy est en train de plonger en ce moment même.

- Une bouteille de scotch qu'ils ne trouveront pas de corps !

Kern lança à Pitt un regard amusé.

- Un pari que vous gagnerez probablement.

- Aucune trace de la voiture qui nous a échappé ?

- Pas encore, dit Kern. Elle a probablement été cachée et abandonnée après qu'ils ont transféré Mme Smith dans un autre véhicule.

- Qui est chargé de la recherche ?

- Le FBI. Leurs meilleurs agents sont déjà formés en équipes de recherche et rassemblent toutes les données connues.

- Pensez-vous qu'il y ait un lien entre ceci et notre recherche des voitures piégées ? demanda Giordino que Kern et Sandecker avaient ramené en même temps que Pitt et Mancuso du lieu de l'accident.

- Il est possible que ce soit une façon de nous prévenir de laisser tomber les recherches, admit Kern. Mais à notre avis, ils voulaient surtout arrêter les travaux du comité de recherches du Sénat et éliminer les législateurs qui tentent de faire voter une loi contre les investisseurs japonais aux États-Unis.

Sandecker alluma un de ses cigares de luxe.

- Le Président est dans de sales draps. Tant qu'il y a une chance que Smith et Diaz soient vivants, il ne peut laisser les médias avoir vent de l'enlèvement. Dieu sait ce qui se déchaînerait si le Congrès et l'opinion publique l'apprenaient.

- Autrement dit, ils nous tiennent ! dit Kern.

- Si ce n'est pas la Fraternité des Fils du Sang, alors qui ? demanda Giordino en allumant à son tour un cigare pris dans les réserves de Sandecker à Washington.

- Il n'y a que le gouvernement japonais pour mettre au point une opération de kidnapping aussi compliquée, soupira Pitt.

- D'après ce que nous avons pu déterminer, dit Kern, le Premier ministre Junshiro et son cabinet ne sont pas directement impliqués. Il est possible qu'ils ne soient même pas au courant de ce qui se trame derrière leur dos. Ce n'est pas un fait exceptionnel chez les hommes politiques japonais. Nous supposons qu'une organisation extrêmement secrète, composée de très riches industriels ultra-nationalistes et de leaders de la pègre, est décidée à étendre et à protéger l'empire économique en pleine expansion en même temps que ses intérêts propres. Nos meilleurs agents de renseignements, entre autres l'équipe Honda, et d'autres sources aboutissent à une sorte de sale type du nom de Hideki Suma, qui a une immense influence. Showalter est certain que ce Suma est le pivot de cette histoire de voitures piégées.

- Un très vilain monsieur, confirma Sandecker. Un esprit subtil, terre-à-terre, brillant organisateur, il tire les ficelles de la politique japonaise depuis trente ans.

- Et son père les a tirées trente ans avant lui, ajouta Kern. Frank que voici est un expert en ce qui concerne les Suma. Il a rassemblé un énorme dossier sur la famille.

Mancuso était assis sur une chaise pivotante et buvait une bière sans alcool, puisque l'alcool était interdit à bord du bus de commandement de l'Agence Nationale de Sécurité. Il leva les yeux.

- Suma père ou Suma fils ? Que voulez-vous savoir ?

- Un bref historique de leur organisation, dit Kern.

Mancuso but une gorgée de bière et regarda le plafond en rassemblant ses idées. Puis il commença comme s'il racontait un livre en classe de lettres.

- Pendant la conquête japonaise de la Deuxième Guerre mondiale, leurs armées ont confisqué un immense, un gigantesque butin aux ordres religieux, aux banquiers, aux sociétés d'affaires et tous les trésors des gouvernements battus. Ce qui avait commencé comme un ruisseau, en Mandchourie et en Corée, devint un torrent furieux en Chine et dans toute l'Asie du Sud-Est, en Malaisie, à Singapour et dans les Indes néerlandaises. Même les Philippins tombèrent devant les manoeuvres de l'Empire du Soleil levant. Le total de l'or, des pierres précieuses et des œuvres d'art volés ne peut faire l'objet que de suppositions, mais les estimations tournent autour de deux cents milliards, je répète : deux cents milliards de dollars au cours actuel.

- Inimaginable ! dit Sandecker.

- On a chiffré plus de sept mille tonnes rien que pour les lingots d'or.

- Et tout est allé au Japon ? demanda Giordino.

- Jusqu'en 1943, oui. Après ça, les bâtiments de guerre américains, et surtout nos sous-marins, ont interrompu le trafic. Les dossiers indiquent que plus de la moitié du butin total a été envoyé aux Philippines pour inventaire et envoi ultérieur vers Tokyo. Mais vers la fin de la guerre, tout cela a été enterré secrètement un peu partout dans les îles et connu sous le nom de « l'or de Yamashita ».

- Et où est-ce que les Suma entrent en scène ?

- J'y arrive. Les sociétés japonaises de l'ombre suivirent de près les troupes d'Occupation et se servirent copieusement dans les dépôts bancaires, les trésors nationaux et les richesses des citoyens privés, tout cela au nom de l'Empereur. Deux petits agents d'une organisation criminelle connue sous le nom de Ciel Noir, qui dominait la pègre japonaise au début du siècle, désertèrent et lancèrent leur propre organisation qu'ils baptisèrent les « Dragons d'Or ». L'un s'appelait Korori Yoshishu, l'autre Koda Suma.

- Et Koda était le père de Hideki, conclut Sandecker.

- Oui. Yoshishu était le fils d'un charpentier de l'un des temples de Kyoto. Son père l'a jeté dehors alors qu'il n'avait que dix ans. Il s'est affilié au Ciel Noir et, peu à peu, a pris du galon. En 1927, il avait alors dix-huit ans, ses patrons se sont débrouillés pour qu'il soit incorporé dans l'armée où il sut habilement se faire valoir et obtint le grade de capitaine au moment où l'armée impériale faisait main basse sur la Mandchourie. Il mit au point un trafic d'héroïne qui rapporta au gang des millions de dollars, qu'ils partagèrent avec l'armée.

- Attends ! interrompit Giordino. Est-ce que tu veux dire que l'armée japonaise a fait du trafic de drogue ?

- Ils avaient mis au point un système qui ferait pâlir d'envie le cartel de Colombie ! répondit Mancuso. En accord avec les chefs de gangs, les militaires s'occupaient de trafic d'opium et d'héroïne, obligeaient les citoyens à participer à des loteries truquées, à jouer dans des maisons de jeu et contrôlaient la vente des biens au marché noir.

Le bus s'était arrêté à un feu rouge et Pitt regarda un conducteur de camion qui tentait en vain de distinguer l'intérieur de leur bus par les vitres teintées. Mais Pitt regardait sans voir et son esprit suivait chaque parole de Mancuso.

- Koda Suma avait le même âge que Yoshishu. Il était le fils aîné d'un marin de la Marine impériale. Son père le força à s'enrôler, mais il déserta et fut recruté par les émeutiers du Ciel Noir. À peu près à la même époque où ils inscrivirent Yoshishu dans l'armée, le gang se débrouilla pour faire disparaître toute trace de la désertion de Suma dans les dossiers et lui firent réintégrer la Marine, mais, cette fois, comme officier. Dispensant faveurs et argent où il le fallait, il devint lui aussi capitaine. Et comme ils étaient tous deux affiliés à la même organisation criminelle, il était naturel qu'ils en viennent à travailler ensemble. Yoshishu coordonnait les opérations concernant l'héroïne tandis que Suma s'occupait de rassembler le butin et de le faire transporter sur les vaisseaux de l'Empereur.

- Du vol à main armée plus fort que tous les vols à main armée de la terre ! observa Giordino.

- On ne saura jamais complètement tout ce qu'a pu faire le réseau.

- Ont-ils fait davantage que les Nazis en Europe ? demanda Pitt en ouvrant une nouvelle bouteille d'eau minérale.

- Et comment ! répondit Mancuso. Alors, comme aujourd'hui, les Japonais s'intéressaient surtout au côté économique de la chose, l'or, les pierres précieuses, les monnaies fortes, tandis que les Nazis dérobaient surtout les œuvres d'art, les sculptures, les pièces rares. Suivant les forces japonaises en Chine et dans le reste de l'Asie du Sud-Est, Yoshishu et Suma démontrèrent leur maestria en matière criminelle. Comme les personnages du livre de Heller, Catch 22, ils firent des affaires très prospères pour eux avec leurs ennemis. Ils vendirent des objets de luxe et du matériel militaire à Chang Kai Chek, devinrent même très copains avec le généralissime, ce qui leur rapporta gros lorsque les Communistes déferlèrent sur la Chine et plus tard, quand le gouvernement chinois se replia sur Formose, maintenant Taiwan. Ils achetèrent, vendirent, pillèrent, firent de la contrebande et des extorsions, assassinèrent aussi, sur une échelle inimaginable, saignant à blanc chaque pays qui leur tombait sous la main. Il va sans dire que Yoshishu et Suma marchèrent au « un pour toi, deux pour moi » quand on fit l'inventaire du butin et qu'il fallut le partager avec les forces impériales.

Pitt se leva et s'étira, ses mains touchant le toit du car.

- Et quelle quantité du butin total a vraiment atteint le Japon ?

- Un petit pourcentage, qui est allé au trésor de guerre impérial. Tout ce qui était facilement transportable comme les pierres précieuses et le platine, Suma et Yoshishu se débrouillèrent pour l'introduire en douce à Tokyo à bord de sous-marins et le cacher dans une ferme, à la campagne. Le plus gros des barres d'or resta sur l'île principale de Luzon. Il fut caché dans des kilomètres de galeries creusées par des milliers de prisonniers de guerre alors utilisés comme des esclaves et qui moururent à la tâche ou furent exécutés afin que rien ne transpire des cachettes. L'idée était de revenir chercher tout cela après la guerre. J'ai moi-même creusé un tunnel à Corregidor mais je n'y ai trouvé que les os des trois cents prisonniers qu'on avait enterrés vivants.

- Comment se fait-il que tout cela n'ait jamais été rendu public ? demanda Pitt.

- Je ne sais pas, répondit Mancuso en haussant les épaules. Ce n'est que quarante ans plus tard que l'on commença à parler d'actes barbares dans quelques livres. Mais alors, la marche de Bataan et les armées de soldats américains, anglais et philippins qui sont morts dans les camps de prisonniers ne disaient plus grand-chose à la mémoire des hommes.

- Les Allemands sont encore hantés par l'holocauste, dit Pitt, mais les Japonais n'ont jamais vraiment été à l'index pour leurs atrocités.

- Est-ce que les Japs ont récupéré leurs trésors après la guerre ? demanda Giordino.

- Une partie a été raflée par des sociétés de construction japonaises qui prétendirent aider les Philippins à se relever des dommages de la guerre en lançant des projets de reconstruction industrielle. Bien entendu, ces bâtiments devaient être construits au-dessus des endroits où l'or était caché. Une partie fut découverte et volée par Ferdinand Marcos qui expédia plusieurs centaines de tonnes d'or à l'étranger et le convertit certainement en monnaie sonnante et trébuchante sur les marchés mondiaux des lingots. Enfin, une bonne partie a été récupérée par Suma et Yoshishu vingt ans plus tard. Je dirais qu'à peu près soixante-dix pour cent du butin total est encore enfoui quelque part et ne sera sans doute jamais retrouvé.

- Et que sont devenus Suma et Yoshishu après la guerre ? demanda Pitt.

- Pas fous, les cochons ! Ils ont lu dans leurs feuilles de thé dès 1943 que la défaite était inévitable et ont commencé à faire des projets pour survivre en grand style jusqu'à la fin des événements. Peu enclins à mourir au combat lorsque MacArthur a repris Luzon ni à se faire hara-kiri pour laver l'humiliation de la défaite, Suma se fit attribuer un sous-marin. Puis, se servant généreusement sur la part qui devait revenir à l'Empereur, ils filèrent à Valparaiso, au Chili, où ils vécurent comme des pachas pendant cinq ans. Lorsque Mac Arthur fut bien occupé par la guerre de Corée, les maîtres voleurs rentrèrent chez eux pour se transformer en maîtres organisateurs. Suma employa son génie à organiser les intrigues économiques et politiques tandis que Yoshishu renforça son empire sur la pègre et la nouvelle génération de vendeurs de voitures asiatiques. En dix ans, ils étaient les plus puissants courtiers d'Extrême-Orient.

- Deux vrais petits anges ! marmonna Giordino.

- Koda Suma mourut d'un cancer en 1973, continua Mancuso. Comme un vrai gangster du Chicago de la Prohibition, le fils de Suma, Hideki, accepta de partager l'immense organisation en divers secteurs d'activité. Yoshishu dirigea la partie criminelle tandis que Hideki construisit les bases de sa puissance sur le gouvernement et l'industrie. Le vieux filou s'est pratiquement mis au vert, mais il garde des œufs dans plusieurs paniers. C'est toujours lui le chef des principaux criminels des Dragons d'Or et, de temps en temps, il participe à une opération avec Suma.

- Selon l'équipe Honda, ajouta Kern, Suma et Yoshishu ont additionné leurs forces pour construire l'usine d'armements et le projet Kaiten.

- Le projet Kaiten ? demanda Pitt.

- C'est leur nom de code pour l'opération des voitures piégées. Traduit littéralement, cela signifie « un changement de ciel ». Mais pour un Japonais, le sens est plus large, c'est « un nouveau jour est arrivé, un grand changement ».

- Mais le Japon clame son horreur des armes nucléaires, dit Pitt. Il paraît quand même curieux que Suma et Yoshishu puissent construire une usine de bombes nucléaires sans quelques appuis au sein du gouvernement et en tout cas sans qu'il le sache.

- Ce ne sont pas les politiciens qui gouvernent le Japon. Les rênes sont entre les mains des décideurs de l'ombre, cachés derrière les fonctionnaires. Lorsque le Japon a construit un surgénérateur à neutrons rapides, tout le monde l'a su. Mais ce que tout le monde n'a pas su, en revanche, c'est que non content d'être une source de courant, le réacteur fabrique aussi du plutonium et change le lithium en tritium, qui sont les deux éléments essentiels à la fabrication d'armes thermonucléaires. À mon avis, le Premier ministre Junshiro a secrètement donné sa bénédiction à l'arsenal nucléaire, même s'il n'était pas très chaud à cause du risque de réactions négatives du peuple. Mais je suis presque sûr qu'on l'a laissé dans l'ignorance du projet Kaiten.

- On peut dire qu'ils ne gouvernent pas comme nous, dit Sandecker.

- L'équipe Honda a-t-elle pu localiser l'usine d'armements ? demanda Pitt à Kern.

- Ils ont pu déterminer qu'elle est dans un rayon de soixante kilomètres carrés de la cité souterraine d'Edo.

- Et ils ne l'ont pas trouvée ?

- Jim Hanamura pense que, de la ville, partent de longs tunnels qui la relient à l'usine. Aucune construction, aucune route en surface pour donner la plus vague indication. Des marchandises de toutes sortes entrent dans la ville pour les milliers de gens qui vivent et travaillent à Edo et il faut bien sortir les ordures et les déchets. De sorte qu'on peut entrer et sortir en douce n'importe quel équipement nucléaire.

- A-t-on une piste pour situer le commandement de mise à feu ? demanda Giordino.

- Le Centre du Dragon ?

- Est-ce ainsi qu'ils l'appellent ?

- Ils ont des noms pour tout, dit Kern. Non, rien de solide. Le dernier rapport d'Hanamura disait qu'il était sur une piste en relation avec une peinture.

- C'est clair comme de l'eau de roche ! grogna Giordino.

La porte d'un minuscule compartiment s'ouvrit à l'arrière du bus et un homme en sortit. Il tendit trois feuilles de papier à Kern. Celui-ci commença à les lire et pâlit. Arrivé au bas de la troisième page, il serra l'accoudoir à se briser les articulations.

- Oh ! Mon Dieu !

- Qu'est-ce qu'il y a ? demandant Sandecker en se penchant vers lui.

- C'est un rapport de Mel Penner à Palau. Il dit que Marvin Showalter a été enlevé au moment où il allait entrer à l'ambassade. Un couple de touristes américains disent avoir vu deux hommes japonais pénétrer dans la voiture de Showalter alors qu'il s'était arrêté à cause d'un camion qui avait calé, presque devant l'ambassade. Les deux touristes n'en ont parlé aux employés de l'ambassade que parce qu'ils avaient remarqué la plaque américaine et la surprise du conducteur quand les intrus ont pénétré dans son véhicule. Ils n'ont rien vu d'autre, car un autocar de tourisme passant devant eux leur a caché la voiture un moment. Quand ils ont pu à nouveau voir la rue, le véhicule de Showalter avait disparu dans la circulation.

- Continuez !

- Jim Hanamura est en retard pour faire son rapport. Dans le dernier qu'il ait fait à Fermer, Jim disait qu'il avait eu confirmation du lieu où se trouvait l'usine d'armements, à cent cinquante mètres au-dessous du sol. La zone principale d'assemblage est reliée à Edo City, quatre kilomètres plus au nord, par une sorte de train électrique qui dessert aussi, par une série de tunnels, les arsenaux, les dépôts d'ordures et les bureaux d'études.

- Y a-t-il autre chose ? insista Sandecker.

- Hanamura disait qu'il suivait une piste très sérieuse qui allait le mener jusqu'au Centre du Dragon. C'est tout.

- Et Orita ?

- Il en dit à peine deux mots.

- A-t-il disparu lui aussi ?

- Non, Penner ne dit pas cela. Il dit seulement qu'Orita a insisté pour rester dans son coin à réfléchir jusqu'à ce qu'il ait une idée claire de l'ensemble.

- Je dirais que le match est à l'avantage des visiteurs par trois à un, dit Pitt avec philosophie. Ils ont pris deux membres du gouvernement, mis à genoux les équipes Honda et Cadillac et enfin, mais c'est le pire, ils savent ce que nous cherchons et d'où nous venons.

- Suma a tous les atouts en main, reconnut Kern. Il vaudrait mieux que je prévienne Jordan tout de suite afin qu'il mette le Président en garde.

Pitt s'appuya au dossier du fauteuil et regarda froidement Kern.

- Pourquoi vous donner cette peine ?

- Que voulez-vous dire ?

- Je ne vois pas de raison de paniquer.

- Il faut alerter le Président. Non seulement nous avons sur les bras une menace de chantage à la bombe nucléaire, mais une demande de rançon politique pour Diaz et Smith peut nous tomber dessus d'une minute à l'autre.

- Sûrement pas. Pas encore, en tout cas.

- Comment le savez-vous ? demanda Kern.

- Quelque chose empêche Suma d'agir. Il a toute une flotte de voitures piégées cachées quelque part. Il lui suffit d'en promener une dans les rues de Manhattan ou de Los Angeles pour flanquer la trouille de leur vie aux Américains et à la Maison Blanche. Il tient le gouvernement dans le creux de sa main. Mais que fait-il ? Il joue au kidnappeur minable. Non, je suis désolé, quelque chose ne colle pas. Suma n'est pas prêt pour le soir de la grande première. Moi, je dis qu'il patine.

- Je crois que Dirk tient là quelque chose, dit Mancuso. Il est possible que les agents de Suma aient installé les voitures piégées aux endroits stratégiques avant qu'ils aient eu le temps de mettre au point le PC de commandement.

- Ça se tient, confirma Sandecker. Nous avons peut-être encore le temps d'envoyer une nouvelle équipe le trouver et le neutraliser.

- Pour le moment, tout repose sur Hanamura, dit Kern avec une certaine angoisse. Espérons qu'il a bien déterré le Centre du Dragon. Mais il faut aussi envisager l'éventualité de sa mort ou de sa capture par les sbires de Suma.

Tous se turent et regardèrent défiler le paysage de Virginie par les fenêtres du car. Les feuilles des arbres luisaient comme de l'or sous les derniers feux du soleil d'automne. Les quelques passants ne prêtaient aucune attention au car. Ceux qui auraient pris la peine de lire l'inscription au-dessus du pare-brise auraient seulement pensé qu'il s'agissait d'un groupe de touristes visitant les champs de bataille de la guerre de Sécession.

Enfin, Sandecker exprima ce que chacun pensait secrètement.

- Si seulement nous savions quelle piste suivait Hanamura !

 

 

Au même moment, de l'autre côté du monde, Jim Hanamura aurait bien donné sa nouvelle Corvette et sa chaîne haute fidélité Redondo Beach pour être assis à la place de n'importe lequel des voyageurs du car en Virginie. La pluie froide de la nuit trempait ses vêtements et sa peau. Il était couvert de boue et de feuilles pourrissantes au fond d'un fossé. Les forces de police et de sécurité qui le cherchaient et ratissaient la zone avaient quitté le coin dix minutes auparavant, mais il restait là, dans la vase, essayant de réfléchir à un plan d'action. Il roula péniblement sur son coude valide et regarda de l'autre côté de la route. Le seul signe de vie était un homme dans le garage d'une petite maison, penché sous le capot ouvert d'une camionnette.

Il se laissa retomber et s'évanouit pour la troisième fois depuis qu'on lui avait tiré dessus alors qu'il s'enfuyait de Edo City. Quand il revint à lui, il se demanda combien de temps il était resté inconscient. Il regarda sa montre, mais elle s'était cassée, probablement quand il avait abîmé sa voiture. Il se dit que son inconscience n'avait pas dû être longue cependant, car le chauffeur de la camionnette était toujours penché sur son moteur.

Les trois balles de revolver des gardes l'avaient atteint au bras et à l'épaule gauche. C'était le grain de sable, une chance sur mille, l'incident imprévu qui fiche en l'air le plan le mieux préparé.

Son plan, pourtant, avait été précis et exactement exécuté, il avait fabriqué une carte de sécurité d'après celle d'un des ingénieurs architectes de Suma, du nom de Jiro Miyaza qui lui ressemblait beaucoup de visage et de corpulence. L'entrée à Edo City, le passage des barrières de sécurité conduisant au service des projets et de la construction s'étaient passés comme sur des roulettes. Aucun garde n'avait trouvé suspect que l'ingénieur revienne travailler jusqu'à plus de minuit. Tous les Japonais font des heures supplémentaires et rares sont ceux qui se contentent des huit heures quotidiennes.

L'inspection était relâchée, mais plus sévère, toutefois, que celle qui surveille les entrées au Pentagone, à Washington. Le garde, avec un signe de tête à Hanamura, l'avait regardé passer sa carte dans l'appareil électronique d'identification. La machine ayant émis le bruit que l'on attendait d'elle, la caméra vidéo ayant donné le feu vert, le garde lui avait fait signe de passer puisque Hanamura avait apparemment satisfait aux exigences de l'entrée dans cette partie du bâtiment. Tant de gens allaient et venaient à tout moment, de jour comme de nuit, que le garde avait oublié que l'homme dont Hanamura avait pris l'identité était rentré chez lui à peine quelques minutes plus tôt.

Hanamura avait fouillé trois bureaux en une heure et demie avant que la chance lui sourît. Dans le fond d'un tiroir de l'un des dessinateurs, il avait trouvé un rouleau de plans représentant une installation secrète. Les plans auraient dû être détruits, mais le dessinateur avait probablement négligé de les jeter dans le désintégrateur. Hanamura avait pris son temps, photocopié les plans, glissé les copies dans une enveloppe et remis les originaux dans le tiroir exactement comme il les avait trouvés. Puis il avait caché l'enveloppe autour d'un de ses mollets.

Lorsqu'il était repassé devant les gardes sans anicroche, Hanamura avait pensé rentrer enfin chez lui. Il avait traversé l'atrium et attendu l'ascenseur donnant sur le tunnel piétonnier et, au-delà, sur le parking où il avait laissé sa camionnette Murmoto à quatre roues motrices. Une vingtaine de personnes occupaient déjà l'ascenseur et Hanamura avait eu la malchance de se trouver au premier rang. Lorsque les portes s'étaient ouvertes au niveau du parking, la chance lui avait définitivement tourné le dos.

Poussé en avant par la foule, Hanamura était tombé sur Jiro Miyaza.

L'ingénieur dont il avait emprunté l'identité sortait de l'ascenseur adjacent avec sa femme et ses deux enfants. Ils se rendaient au même parking avec l'intention de faire une promenade en voiture à l'extérieur. Inexplicablement, le regard de Miyaza s'était posé sur le passe accroché à la poche d'Hanamura.

Il avait ouvert de grands yeux stupéfaits et regardé Hanamura avec surprise.

- Que faites-vous avec mon passe ? avait-il demandé avec indignation.

- Sécurité interne, avait calmement répondu Hanamura en mettant toute l'autorité possible dans sa voix. Nous examinons les zones de sécurité pour vérifier que les gardes sont bien vigilants et nous détectent. Il se trouve qu'on m'a donné votre carte et votre numéro d'identification.

- Mon frère est chef adjoint de la sécurité. Il ne m’a jamais parlé de ce genre d'inspection.

- Nous ne faisons pas de publicité ! avait répondu Hanamura.

Mais sa tentative d'intimidation était restée sans effet, il avait essayé de sortir, mais l'ingénieur lui avait saisi le bras.

- Attendez ! Je tiens à vérifier cette histoire !

Le mouvement fulgurant d'Hanamura avait été presque invisible. D'un coup de bélier de la main, il avait brisé le sternum de Miyaza. Celui-ci, cherchant son souffle, était tombé à genoux. Hanamura l'avait alors repoussé et était parti à la recherche de son véhicule. En ayant vivement ouvert la portière, il s'était jeté derrière le volant. Le moteur était parti après deux essais et, vite, il avait engagé la vitesse et emprunté la rampe pour rejoindre le niveau supérieur.

Cela aurait pu réussir si la femme de Miyaza et ses enfants n'avaient pas crié comme des putois et montré frénétiquement Hanamura de la main. Un garde s'était précipité et les avait questionnés. Bien qu'il fût difficile de comprendre quelque chose à leur discours hystérique, il avait eu le réflexe de prévenir par radio les gardes de l'entrée principale.

Tout était ensuite allé de travers. Il avait eu une seconde de retard sur la chance. Un garde était sorti du poste de l'entrée et lui avait fait signe de s'arrêter. Deux de ses camarades, de l'autre côté de la sortie, avaient pris position, prêts à tirer. Et il y avait eu cette lourde barrière d'acier en travers de la rampe.

Hanamura avait saisi tous les détails en un clin d'œil. Aucun espoir de les bluffer en s'arrêtant. Il s'était préparé au choc, avait appuyé à fond sur l'accélérateur et s'était tassé autant que possible sur son siège. La barrière avait heurté en partie le pare-chocs de la camionnette et en partie les phares qui, écrasés sous l'impact, avaient poussé la calandre contre le radiateur.

Le choc n'avait pas été aussi rude qu'Hanamura l'avait craint. Rien que du métal froissé et le bruit de la barrière d'acier arrachée à ses piliers au moment où la camionnette l'avait heurtée. Puis les fenêtres avaient volé en éclats lorsque les gardes avaient commencé à tirer au pistolet automatique. C'est la seule petite chance qu'il avait eue : les gardes avaient visé haut au lieu de tirer dans le moteur, dans le réservoir à essence ou dans les pneus.

La fusillade avait cessé lorsqu'il avait atteint la rue et rejoint le flot des voitures entrant dans la ville souterraine. Hanamura avait surveillé autant son rétroviseur que la circulation. Il avait bien compris que les gardes de Suma alerteraient la police et feraient placer des barrages. Lançant la Murmoto, il avait traversé la rue et emprunté une route secondaire boueuse des incessantes pluies des derniers jours. Il avait débouché sur une zone forestière d'environ dix kilomètres lorsqu'il s'était rendu compte que son épaule le faisait horriblement souffrir et qu'un flot épais descendait le long de son flanc gauche. Il s'était arrêté sous un grand pin pour examiner son épaule et son bras.

Il avait été touché en trois endroits : une balle avait atteint le biceps, une l'omoplate et la troisième le gras de l'épaule. Certes, pas des blessures mortelles, mais qui pourraient devenir extrêmement sérieuses s'il ne les soignait pas. Ce qui avait le plus inquiété Hanamura, c'était tout ce sang qu'il avait perdu. Déjà, la tête lui tournait, il avait déchiré sa chemise pour faire des pansements rudimentaires et arrêter autant que possible le flot de sang.

Le choc et la douleur avaient lentement fait place à une semi-inconscience une sorte de brouillard, il était à cent soixante kilomètres de Tokyo et de l'ambassade. De toute façon, il n'aurait pu parcourir une telle distance à travers la multitude de petites rues encombrées sans être arrêté par la police à cause du véhicule criblé de balles, ou par les sbires armés de Suma qui ne manqueraient pas de bloquer toutes les routes menant à la capitale. Il avait un instant pensé à se réfugier à l'auberge du MAIT, mais Asakusa était au nord-est de Tokyo, tout à fait à l'opposé de Edo City.

Il avait regardé le ciel sombre par le pare-brise cassé. Du moins la pluie empêcherait-elle une chasse par hélicoptère. Se fiant à la Murmoto, Hanamura avait décidé de rouler à travers la campagne, par les routes secondaires, avant de tenter de voler une voiture.

Il avait conduit sous la pluie, au milieu des rizières, vers les lumières de la ville que reflétait vaguement le ciel couvert. Plus on approchait de la grande métropole, plus la zone s'urbanisait. La campagne cessait brusquement et les petites routes devenaient de larges autoroutes bourdonnantes.

La Murmoto avait bientôt donné des signes d'épuisement. Le radiateur avait souffert du choc contre la barrière d'acier et la vapeur sifflait sous le capot d'où elle s'échappait en volutes blanches. En regardant le tableau de bord, il avait aperçu l'aiguille de température osciller dans le rouge. Il lui fallait trouver une autre voiture.

C'est alors que le noir avait envahi son cerveau et qu'il s'était effondré sur le volant.

La Murmoto avait glissé hors de la route et heurté plusieurs voitures avant de percuter le mur de bois d'une maison. Le choc avait tiré Hanamura de son inconscience et il avait regardé comme dans un brouillard la petite cour démolie. Grâce au ciel, les habitants avaient dû sortir et il n'avait pas touché de pièces habitées.

Dans la lumière du seul phare restant qui illuminait une grille au fond de la cour, Hanamura avait pu, à grand-peine, disparaître derrière la maison avant que les voisins ne se mettent à crier. Dix minutes après, titubant, il était tombé d'épuisement dans un fossé boueux.

Il était resté immobile, à écouter les sirènes converger vers sa camionnette écrasée. Puis, lorsqu'il s'était senti un peu mieux, il avait décidé de gagner un faubourg tranquille de Tokyo. Mais une voiture, de police, patrouillant lentement et balayant les fourrés et le parc environnant, l'en avait dissuadé. Il avait à nouveau perdu connaissance.

Le froid et l'humidité le réveillèrent. Il réalisa qu'il était trop faible pour voler une voiture. Lentement, en serrant les dents pour tenter de vaincre les vagues dévorantes de la douleur, il réussit à se hisser sur la route et s'approcha de l'homme qui travaillait sur le moteur de sa camionnette.

- S'il vous plaît, pouvez-vous m'aider ? supplia-t-il d'une voix faible.

L'homme se retourna et regarda avec surprise l'étranger blessé et titubant.

- Vous êtes blessé, dit-il. Vous saignez !

- J'ai eu un accident plus haut dans la rue et j'ai besoin d'aide. L'homme lui passa un bras autour de la taille.

- Laissez-moi vous accompagner jusque dans la maison. Ma femme va vous aider pendant que j'appelle une ambulance.

Hanamura s'écarta.

- Laissez tomber l'ambulance, je vais bien.

- Alors vous devriez aller à l'hôpital, dit l'homme. Je vais vous y conduire.

- Non, je vous en prie, répondit Hanamura. Mais je vous serais très reconnaissant si vous vouliez bien porter un paquet pour moi à l'ambassade américaine. Je suis coursier et j'arrive de Edo City. Ma voiture a dérapé et a quitté la route.

L'homme le regarda sans avoir l'air de comprendre. Hanamura griffonna quelque chose au dos de l'enveloppe et la lui tendit.

- Vous voulez que je porte ça à l'ambassade américaine au lieu de vous conduire à l'hôpital ?

- Oui. Il faut que je retourne sur les lieux de l'accident. La police s'occupera de l'ambulance.

Tout cela semblait incompréhensible au camionneur, mais il accepta sans discuter.

- Qui dois-je demander à l'ambassade ?

- Un certain M. Showalter. Tenez, c'est pour le dérangement, ajouta Hanamura en lui tendant une liasse de yens. Vous savez comment y aller ?

Le visage du camionneur s'illumina devant cette manne inattendue.

- Oui. L'ambassade est près du croisement des voies express trois et quatre.

- Quand pourrez-vous partir ?

- Je viens de finir la réparation du delco de mon camion. Je peux partir dans quelques minutes.

- Bon. Je vous remercie beaucoup, dit Hanamura avec un salut. Dites à M. Showalter qu'il doit doubler la somme que je vous ai donnée quand vous lui donnerez l'enveloppe.

Sur un nouveau salut, Hanamura s'en fut en titubant dans la nuit humide.

Bien sûr, il aurait pu faire la route avec le chauffeur jusqu'à l'ambassade. Mais s'il s'évanouissait encore ou même s'il mourait, l'homme paniquerait sans doute et le conduirait à l'hôpital le plus proche. Les précieux documents seraient alors probablement confisqués et rendus à Suma. Mieux valait se fier à la chance et au sens de l'honneur du camionneur pendant que lui-même détournerait les chasseurs sur une autre piste.

Hanamura, tirant ses dernières forces de son courage et de sa volonté, fit du stop. Une voiture luxueuse le dépassa, fit demi-tour et fonça sur lui. Trop épuisé pour courir, il tomba à genoux à côté d'une voiture en stationnement et chercha dans sa poche sa pilule de cyanure. Ses doigts venaient de se refermer sur la capsule de poison lorsque la grosse voiture portant une plaque militaire et des lumières rouges clignotantes s'arrêta près de lui, ses phares projetant l'ombre de Hanamura sur le mur d'un entrepôt, quelques mètres plus loin.

Une silhouette descendit de l'automobile et s'approcha. L'homme portait un curieux pardessus de cuir, coupé comme un kimono et tenait un sabre de samouraï, un katana dont la lame étincelait. La lumière des phares éclaira son visage. Il se pencha vers Hanamura et lui parla d'une voix moqueuse.

- Eh bien ! Eh bien ! N'est-ce pas là le fameux expert M. Ashikaga Enshu ? J'ai eu du mal à vous reconnaître sans votre perruque et votre fausse moustache !

Hanamura regarda le visage haineux de Moro Kamatori.

- Eh bien ! Eh bien ! répondit-il sur le même ton. N'est-ce pas là le valet de chambre de M. Hideki Suma ?

- Le valet de chambre ?

- Le laquais, quoi ! Le lèche-cul, le paillasson ! Le visage de Kamatori devint livide. Il grinça des dents de colère.

- Qu'est-ce que tu as trouvé à Edo City ? siffla-t-il.

Hanamura ne lui donna pas la satisfaction d'une réponse. Il respirait avec difficulté, ses lèvres grimaçaient. Soudain, il jeta littéralement la pilule mortelle au fond de sa gorge et l'écrasa de ses molaires pour en extraire le poison qui, immédiatement absorbé par les gencives, se répandit dans sa chair. Dans trente secondes, son coeur gèlerait et il serait mort.

- Au revoir, pédale !

Kamatori n'avait que quelques secondes pour agir. Il leva son sabre, tenant la poignée à deux mains et lui fit décrire un arc de cercle dans lequel il mit toute sa force. Dans les yeux agrandis de surprise de Hanamura, l'incrédulité fut bientôt remplacée par l'immobilité de la mort.

Kamatori eut la satisfaction de voir son sabre gagner la course contre le poison. La tête d'Hanamura fut tranchée net, aussi proprement que par une guillotine.

 

 

Les Murmotos marron étaient garées en files lâches derrière la rampe métallique d'un énorme semi-remorque semblable à une caverne. George Furukawa se sentait soulagé de savoir que ces quatre voitures composaient la dernière opération. Comme d'habitude, les documents douaniers avaient été cachés sous le siège de sa voiture de sport avec une courte note indiquant que sa participation au projet se terminait avec cette expédition.

Il avait reçu également l'ordre de vérifier qu'aucun émetteur n'avait été caché dans les automobiles. On ne lui avait donné aucune explication et il en avait conclu que Hideki Suma s'inquiétait ces derniers temps d'une tentative d'espionnage de ses voitures par un groupe indéfini. La pensée que ces « indéfinis » puissent appartenir aux agents fédéraux rendit Furukawa extrêmement mal à l'aise. Il fit rapidement le tour de chacun des véhicules en étudiant les données digitales d'un appareil électronique détecteur de micros émetteurs.

Satisfait de constater que les conduites intérieures n'étaient pas piégées, il fit signe au conducteur et à son aide. Ceux-ci s'inclinèrent légèrement sans prononcer un mot et firent entrer les voitures dans le semi-remorque.

Furukawa retourna alors dans sa voiture, heureux d'en avoir fini avec une mission qu'il trouvait bien peu reluisante pour le vice-président des Laboratoires Samuel J. Vincent qu'il était. Il investirait la jolie somme que lui avait allouée Suma pour sa peine et sa loyauté dans des sociétés japonaises qui venaient de se créer en Californie.

Il roula jusqu'à la grille, tendit au gardien les copies des documents de dédouanement puis dirigea sa Murmoto dans le flot de la circulation vers son bureau. Cette fois, il ne ressentait aucune curiosité, aucune envie de savoir. Son intérêt pour la destination secrète des voitures avait totalement disparu.

Stacy remonta jusqu'en haut la fermeture éclair de son anorak. On avait enlevé la porte latérale de l'hélicoptère et l'air frais de l'océan entrait en sifflant dans la cabine. Ses longs cheveux blonds fouettaient son visage et elle les noua en arrière avec un élastique. Elle prit la caméra vidéo posée sur ses genoux et entreprit de la régler. Puis elle se tourna autant qu'elle put sur son siège et pointa l'objectif sur la Murmoto sport qui venait de sortir des docks.

- Vous pouvez voir sa plaque d'immatriculation ? demanda le pilote en maintenant l'hélicoptère bien droit.

- Oui, parfaitement, merci.

- Je peux m'approcher davantage, si vous voulez ?

- Restons où nous sommes, dit Stacy à travers le micro de son casque. Ils doivent savoir que quelqu'un est après eux, autrement ils n'auraient pas pris la peine de rechercher des émetteurs cachés dans les voitures.

- Une chance que le vieux Weatherhill n'ait pas été en train d'émettre !

Stacy avait froid rien qu'en regardant Bill McCurry, simplement vêtu d'un short de toile et d'un T-shirt portant la marque d'une bière mexicaine, n était chaussé de sandales. Quand on les avait présentés, le matin même, Stacy l'aurait pris davantage pour un maître nageur que pour l'un des meilleurs éléments de l'Agence Nationale de Sécurité. Ses longs cheveux blonds décolorés par le soleil, sa peau bronzée de Californien et ses yeux bleu pâle grands ouverts derrière ses lunettes de soleil, McCurry suivait le semi-remorque tout en pensant à la partie de volley qu'il se promettait de disputer le soir même sur la plage de Marina del Ray.

- Le camion prend l'autoroute du port, dit Stacy. Attention à ne pas nous faire voir du chauffeur. Nous allons le suivre d'après les rapports de Tïmothy.

- Nous ferions mieux de nous rapprocher, dit sérieusement McCurry. Étant donné que nous n'avons aucune équipe sur ses talons ni aucun hélico de remplacement au cas où le nôtre aurait des ennuis, il n'est pas question de perdre sa trace et de mettre Weatherhill en danger.

- Timothy connaît les risques, fit Stacy en secouant la tête. Pas vous. Croyez-moi sur parole, nous n'avons pas pu courir le risque de le faire suivre par la route ou de faire ronronner toute une flotte d'hélicoptères de surveillance. Ces types ont été prévenus et cherchent à débusquer d'éventuels poursuivants.

Soudain la voix chantante et texane de Weatherhill résonna.

- Vous êtes là-haut, équipe Buick ?

- Je vous entends, Tim, répondit McCurry.

- On peut transmettre sans risques ?

- Les méchants font la chasse aux insectes. Mais tu peux émettre si tu veux.

- As-tu un contact visuel ?

- Pour le moment, oui. Mais nous nous laisserons dépasser de quelques kilomètres pour ne pas être repérés par le chauffeur.

- Compris.

- N'oublie pas de continuer à émettre sur la fréquence fixée.

- Oui, maman ! dit jovialement Weatherhill, j’abandonne ce sauna maintenant et je me mets à l'oeuvre.

- Garde le contact.

- D'accord, je ne me permettrais pas de vous abandonner.

Enlevant le faux panneau au bas du siège arrière et dépliant son corps contorsionné, Weatherhill se glissa dans le coffre de la troisième Murmoto chargée sur le semi-remorque. Il en ouvrit la serrure de l'intérieur et leva le capot arrière. Puis il sortit du véhicule, se mit debout et s'étira.

Il avait souffert de la position recroquevillée qu'il avait dû garder pendant quatre heures après que l'équipe spéciale des agents de douane l'avait caché dans la voiture.

Le soleil battant le toit et le manque de ventilation (les fenêtres ne pouvaient être ouvertes sans éveiller les soupçons du chauffeur) l'avaient rapidement trempé de sueur. Il n'avait jamais pensé que l'odeur d'une voiture neuve pourrait lui donner mal au coeur.

Il faisait sombre à l'intérieur de la remorque. Il sortit une torche électrique de la poche de l'innommable bleu de mécanicien qu'il portait et éclaira les voitures attachées aux rampes, deux en bas et deux au-dessus. Le camion roulant sur une autoroute californienne bien entretenue, Weatherhill ne ressentait aucune secousse. Il décida d'examiner d'abord les Murmotos de la rampe supérieure. Il grimpa donc et ouvrit tranquillement le capot de la plus proche. Il prit un petit analyseur de radiations et commença à étudier les données qui s'y affichaient autour du climatiseur.

Il inscrivit ces données sur le dessus de sa main puis déposa un certain nombre d'outils sur le pare-chocs. En se relevant, il appela par radio.

- Allô, équipe Buick ?

- À toi, dit Stacy.

- Je commence l'exploration.

- Attention à ne pas te blesser.

- N'aie pas peur.

- Je reste à l'écoute.

Quinze minutes plus tard, Weatherhill avait déconnecté le compresseur et neutralisé la bombe. Il était un peu déçu. Ingénieux, oui, mais il aurait fait mieux lui-même et construit un engin plus destructeur et plus efficace.

Il frissonna en entendant le bruit des freins à air comprimé et en sentant que le camion ralentissait. Mais ce n'était qu'une déviation. Le camion changea de route et reprit de la vitesse. Lui remonta le compresseur et passa à la voiture suivante.

- Tu es toujours avec moi ? demanda-t-il brièvement.

- Toujours, oui, répondit Stacy.

- Où suis-je ?

- Tu traverses West Covina. Direction Est, vers San Bernardino.

- J'en ai fait un. Il en reste trois.

- Bonne chance.

Une heure après, Weatherhill fermait le capot de la quatrième et dernière voiture, il soupira de soulagement. Toutes les bombes étaient neutralisées. Le Japon pouvait envoyer tous les signaux possibles, aucune n'exploserait. Le visage ruisselant de transpiration, il supposa que le camion traversait le désert vers San Bernardino.

- J'ai vidé mon compte et je n'ai plus rien à faire avec la banque, transmit-il. À quel arrêt dois-je quitter l'autobus ?

- Une seconde, je regarde le plan. Il y a une station de pesage de ce côté-ci d’Indio. Le chauffeur devra s'y arrêter pour inspection. Si pour une raison quelconque il faisait demi-tour, nous nous débrouillerons pour les faire arrêter par la voiture du shérif. Autrement, vous devriez arriver à la station de pesage dans quarante-cinq minutes environ.

- Je te retrouve là-bas, dit Weatherhill.

- Bon voyage.

Comme la plupart des agents secrets dont le taux d'adrénaline monte pendant les phases critiques d'une opération, maintenant que le plus difficile était derrière lui, Weatherhill se détendit rapidement et commença à s'ennuyer de n'avoir rien à faire. Il n'avait plus, maintenant, qu'à grimper sur le toit du véhicule par les ventilateurs de fumée et se laisser tomber derrière le camion sans être vu par le chauffeur dans ses rétroviseurs.

Il ouvrit la boîte à gants et sortit un paquet contenant les certificats de garantie de la voiture et le livret d'entretien. Allumant la lumière intérieure, il commença à feuilleter le livret.

Bien que sa première spécialité ait été la physique nucléaire, il avait toujours été fasciné par l'électronique. Il étudia la page montrant le diagramme électronique de la Murmoto pour suivre le schéma de montage.

Mais la page ne représentait pas le schéma de montage. Il y avait à la place une carte avec des instructions pour placer les voitures dans les positions prévues pour leur mise à feu.

La stratégie de Suma devint si franchement évidente pour Weatherhill qu'il dut se forcer pour y croire. Les voitures piégées ne faisaient pas simplement partie d'une menace pour protéger les projets expansionnistes de l'économie japonaise. La peur et l'horreur étaient réelles.

Elles étaient faites pour servir.

 

 

II y avait bien dix ans que Jordan n'était pas entré quelque part par effraction. En tout cas, il ne l'avait jamais fait depuis qu'il avait gravi les échelons de la hiérarchie.

Il inséra un stylet relié à un minuscule ordinateur dans les fils du système d'alarme du hangar de Pitt. Il pressa une touche et entra la combinaison dans le stylet. L'alarme reconnut le code et le lui donna sur l'écran LED. Puis, avec une facilité et une nonchalance affectées, il composa la combinaison approuvée qui débranchait l'alarme, tourna la poignée de la porte et entra sans faire de bruit.

Il observa Pitt agenouillé devant la Stutz turquoise, lui tournant le dos, à l'autre bout du hangar. Il semblait absorbé par la réparation d'un phare.

Jordan, sans bouger, regarda la collection. Il s'étonna de la trouver si considérable. Il avait entendu Sandecker en parler, mais sa description était bien en dessous de la réalité. Il avança lentement derrière la première rangée de voitures, la contourna et s'approcha de Pitt. C'était un test. Il était curieux de savoir comment réagirait celui-ci devant un étranger surgissant soudainement.

Jordan s'arrêta un moment avant de parcourir les trois derniers mètres, pour regarder Pitt et la voiture. La Stutz était très rayée en plusieurs endroits et aurait besoin d'une nouvelle peinture. Le pare-brise était cassé et le phare gauche pendait au bout d'un fil.

Pitt était en tenue de sport, pantalon de velours côtelé et pull-over. Ses cheveux noirs frisés avaient retrouvé leur liberté. Il donnait une impression de force tranquille ; ses yeux verts perçant sous les épais sourcils noirs paraissaient traverser ce qu'ils regardaient. Pour l'heure, il vissait le chrome du phare droit.

Jordan allait s'avancer quand Pitt parla sans se retourner.

- Bonsoir, monsieur Jordan. C'est gentil de me rendre visite.

Jordan sursauta, mais Pitt continua son travail avec l'air indifférent d'un chauffeur de bus attendant l'appoint.

- J'aurais dû frapper...

- Pas la peine. Je savais que vous étiez devant la porte.

- Êtes-vous extra-lucide ou avez-vous des yeux derrière la tête ? demanda Jordan en avançant lentement dans le champ de vision de Pitt.

Celui-ci leva la tête et sourit. Il montra le réflecteur du vieux phare dont la surface argentée renvoyait l'image de Jordan.

- Je vous ai regardé faire le tour du hangar. Votre entrée a été très professionnelle. Je pense que ça ne vous a pas pris plus de vingt secondes.

- J'ai dû rater la caméra au-dessus de la porte. Je vieillis !

- Non, elle est de l'autre côté de la route. Une petite boîte en haut du poteau du téléphone. La plupart des visiteurs s'attendent à en trouver une sur le bâtiment. Infrarouge. Elle met en marche une sonnerie quand quelqu'un s'approche de la porte.

- Vous avez une collection incroyable ! le complimenta Jordan. Combien de temps avez-vous mis pour arriver à ça ?

- J'ai commencé par la Ford 57 coupé, là-bas, il y a à peu près vingt ans. Et puis c'est devenu un virus. J'en ai acquis certaines pendant mes missions à la NUMA et j'ai acheté les autres à des particuliers ou à des ventes aux enchères. Les vieilles voitures représentent un investissement qu'on peut se permettre. C'est bien plus amusant que de collectionner des toiles.

Pitt acheva de visser l'enjoliveur et se leva.

- Puis-je vous offrir un verre ?

- Vu l'état de mon estomac, j'apprécierais un verre de lait.

- Alors, montons, fit Pitt en montrant l'escalier menant à son appartement. Je suis honoré de recevoir la visite du grand chef qui aurait pu se contenter de m'envoyer son adjoint.

Sur la première marche, Jordan hésita et dit :

- J'ai pensé que je devais vous le dire moi-même. Loren Smith et le sénateur Michael Diaz ont été emmenés à l'étranger.

Il y eut un silence. Pitt se retourna lentement et le regarda avec soulagement.

- Cela signifie que Loren est vivante !

Ce n'était pas une question, plutôt une exigence.

- Nous n'avons pas affaire à des terroristes à l'esprit malade, répondit Jordan. L'enlèvement a été trop élaboré pour qu'on les blesse ou qu'on les tue. Nous avons toutes les raisons de penser que Diaz et elle sont traités avec égards.

- Comment sont-ils passés entre les mailles du filet ?

- D'après nos services de renseignements, on les a emmenés par avion de Newport News en Virginie jusqu'à un aéroport où attendait un jet privé appartenant à l'une des sociétés américaines de Suma. Avant que nos services aient pu contrôler tous les vols, prévus ou non, des aéroports dans un rayon de mille kilomètres, de relever toutes les réservations jusqu'à ce qu'on mette le doigt sur celle de Suma, de suivre sa trace par satellite, il était déjà au-dessus de la mer de Bering, direction le Japon.

- Trop tard pour l'obliger à se poser sur une de nos bases militaires en lui envoyant une patrouille de chasse ?

- Bien trop tard ! Un escadron de F5X à réaction japonais l'a escorté tout le long du trajet. Des avions construits en collaboration avec General Dynamics et Mitsubishi, même, vous vous rendez compte ?

- Et ensuite ?

Jordan se retourna et regarda un moment les voitures brillantes.

- Nous les avons perdus, dit-il d'une voix sans timbre.

- Après qu'ils ont atterri ?

- Oui, à l'aéroport international de Tokyo. Inutile de rentrer dans les détails et de chercher pourquoi on ne les a ni interceptés ni même suivis, mais, pour des raisons que seuls connaissent les débiles mentaux du ministère des Affaires étrangères, nous n'avons aucun agent au Japon susceptible de les arrêter. C'est tout ce que je sais pour le moment.

- Nous avons les meilleurs services de renseignements du monde et c'est tout ce que vous savez !

Pitt semblait épuisé. Il alla dans la cuisine, ouvrit le réfrigérateur et servit le verre de lait que lui avait demandé Jordan.

- À quoi servent les équipes hyperspécialisées que nous avons au Japon ? reprit-il. Où étaient-elles quand l'avion s'est posé ?

- Après qu'on a descendu Marvin Showalter et Jim Hanamura...

- On les a tués tous les deux ? s'écria Pitt.

- La police de Tokyo a trouvé le corps d'Hanamura dans un fossé, décapité. La tête de Showalter, sans le corps, a été découverte il y a quelques heures, empalée sur la grille de notre ambassade. Pour ajouter à ce merdier, nous suspectons Ray Orita d'être une taupe. Il nous trahit depuis le début. Il se peut que nous ne puissions jamais réparer autant de dégâts.

La colère de Pitt s'apaisa lorsqu'il vit la tristesse et la frustration de Jordan.

- Désolé, Ray, je ne savais pas que les choses allaient aussi mal.

- Jamais une équipe du MAIT n'a subi une pareille dégelée.

- Qu'est-ce qui vous a mené à Orita ?

- Une ou deux vagues réflexions. Showalter était trop malin pour se faire avoir sans l'aide de quelqu'un dans la place. Il ne suivait jamais de routine, ne prenait jamais deux fois le même chemin. Il a été trahi par quelqu'un en qui il avait confiance et qui connaissait tous ses mouvements. Et puis il y avait Jim Hanamura. Il avait un mauvais pressentiment concernant Orita mais rien de précis pour l'étayer. Pour ajouter aux soupçons, Orita s'est mis au vert et a disparu. Il n'a fait aucun rapport à Mel Penner depuis que Showalter a disparu. Kern pense qu'il s'est réfugié dans les jupes de Suma, à Edo City.

- Quel est son passé ?

- Trois générations d'Américains. Son père a été décoré de la Silver Star pendant la campagne d'Italie. On ne sait pas ce que Suma a pu lui promettre pour le recruter.

- Qui a exécuté Hanamura et Showalter ?

- Nous n'avons encore aucune preuve. Ça ressemble à des crimes rituels. Un pathologiste de la police a dit qu'ils ont sans doute été décapités par un sabre de samouraï. On sait que l'assassin en chef de Suma est un passionné d'arts martiaux, mais on ne peut pas prouver que c'est lui qui les a tués.

Pitt se laissa tomber sur une chaise.

- Quel gâchis ! Quel sacré gâchis !

- Jim Hanamura n'agissait pas à la légère, poursuivit Jordan avec une soudaine agressivité. C'est lui qui nous a fourni notre seule et unique piste pour localiser le centre de contrôle de la mise à feu.

- Vous savez où il est ? demanda Pitt avec intérêt.

- Il n'y a pas encore de quoi pavoiser, mais nous avons fait un pas en avant.

- Quels renseignements vous a donnés Hanamura ?

- Jim a pénétré dans les bureaux d'études de construction de Suma. Il a trouvé ce qui ressemblait aux plans d'un centre de contrôle électronique qui correspond assez à ce que nous cherchons. Le tout laisse à penser qu'il s'agit d'une installation souterraine à laquelle on accède par un tunnel.

- Et on sait dans quel coin ?

- Le bref message qu'il a griffonné sur le dos de l'enveloppe apportée à l'ambassade par un chauffeur de camion est trop énigmatique pour qu'on en tire quelque chose de sûr.

- Quel était le message ?

- Il a écrit : « Regardez sur l'île d'Ajima ».

- Et alors ? dit Pitt en haussant les épaules. Où est le problème ?

- Il n'y a pas d'île d'Ajima, laissa tomber Jordan d'un ton las. C'est du lait écrémé, ajouta-t-il en regardant le verre.

- C'est meilleur pour votre santé.

- On dirait de la flotte.

Il examina une vitrine contenant des trophées. La plupart étaient des coupes gagnées lors des principales courses automobiles, quelques-unes rappelaient que Pitt avait gagné des tournois de football à l'Académie militaire et deux couronnaient des victoires en escrime.

- Vous êtes escrimeur ?

- Je n'ai pas le niveau olympique, mais je m'entraîne quand j'ai le temps.

- Épée, fleuret ou sabre ?

- Sabre.

- Je savais bien que vous étiez un balafreur ! Moi, je pratique le fleuret.

- Vous préférez toucher en douceur ?

- Dommage que nous ne puissions échanger quelques lames, dit Jordan.

- Faisons un compromis et prenons l'épée.

- J'aurais quand même l'avantage, assura Jordan en souriant, car les touches au fleuret et à l'épée se font de la pointe tandis que le score au sabre se calcule sur les coups du tranchant.

- Hanamura a dû avoir une bonne raison pour désigner Ajima comme centre de contrôle, dit Pitt en redevenant sérieux.

- Il était passionné d'art. C'est à cause de ses connaissances des primitifs japonais qu'on l'a désigné pour aller poser des micros chez Suma. Nous savions que Suma collectionne les peintures d'un artiste japonais du XVIe siècle, auteur d'une série représentant les petites îles qui entourent Honshu. Alors j'ai fait faire un faux et Hanamura, se faisant passer pour un expert, l'a vendu à Suma. Le seul tableau manquant à sa collection représente précisément Ajima. C'est le seul lien que j'aie pu trouver.

- Alors, Ajima doit exister !

- J'en suis sûr, mais on n'a réussi à relier ce nom à aucune île connue. Rien sur les cartes, anciennes ou modernes. J'ai supposé que c'était un nom fantaisiste donné par l'artiste, Masaki Shimzu, et inscrit sous ce nom dans les catalogues de ses œuvres.

- Est-ce que les micros d'Hanamura ont permis de saisir quelque chose d'intéressant ?

- Une conversation tout à fait édifiante entre Suma, son boucher Kamatori, le vieux Korori Yushishu et un drôle de pistolet nommé Ichiro Tsuboi.

- Le petit génie de la finance, patron de la Kanoya Securities, oui, j'ai entendu parler de lui.

- En effet. Il a eu un échange de vues très orageux avec le sénateur Diaz et Loren Smith au cours d'un débat au Capitole, avant leur enlèvement.

- Et vous dites qu'il est lié à Suma ?

- Plus étroitement que les cordes d'un banjo ! répondit Jordan. Grâce aux micros de Jim dans le bureau de Suma, nous avons appris que Tsuboi a jonglé avec les fonds pour la construction de l'arsenal nucléaire derrière le dos des leaders politiques du Japon. Nous avons également entendu là pour la première fois le nom de code du projet Kaiten.

Pitt se servit une tasse de café froid qu'il réchauffa au micro-ondes. Regardant la tasse par la porte du four, il fronça les sourcils en réfléchissant. Jordan le tira de ses pensées.

- Je sais à quoi vous pensez, mais on ne m'a pas donné les hommes nécessaires pour récupérer Diaz et Smith et pour démolir le projet Kaiten en une seule et même opération.

- Je n'arrive pas à croire que le Président s'en désintéresse.

- Il ne va pas se mettre à faire du battage et à lancer des menaces de guerre pour deux enlèvements au moment où il a l'avantage. Notre priorité absolue, c'est de démonter le projet Kaiten. Quand ce sera chose faite - et seulement à ce moment-là - le Président donnera sa bénédiction à tout projet quel qu'il soit pour libérer Diaz et Smith.

- Alors, on en revient à l'île mythique d'Ajima, dit Pitt avec hargne. Vous dites que c'est le seul tableau de la série que Suma ne possède pas ?

- Oui. Hanamura a dit que Suma était prêt à tout pour mettre la main dessus.

- Avez-vous une idée de l'endroit où il peut être ?

- La dernière fois qu'on l'a vu, c'était à l'ambassade du Japon à Berlin, avant la chute des Nazis. De vieux dossiers de l'OSS prétendent qu'il a fait partie des oeuvres que les Nazis ont volées en Italie et transportées par chemin de fer dans le nord de l'Allemagne avant l'avancée de l'Armée rouge, pendant les dernières semaines de la guerre. Ensuite, il a disparu de l'Histoire.

- On ne l'a jamais retrouvé ?

- Jamais.

- Et nous n'avons aucune idée de la forme et du lieu de cette île ?

- Pas la moindre.

- C'est dommage, dit Pitt. Trouver le tableau, le comparer aux cartes du coin, ça suffirait pour savoir où Hideki Suma cache son usine de mort, comme on dit dans les contes pour enfants !

- Il se trouve que c'est la meilleure piste que nous ayons, fit Jordan d'un ton-dépité. Mais Pitt n'était pas convaincu.

- Vos avions et vos satellites espions devraient facilement détecter l'installation, non ?

- Les quatre îles principales du Japon, Honshu, Kyushu, Hokkaido et Shikoku, sont entourées de près de mille îlots. Trouver le bon n'est pas ce qu'on appelle un jeu d'enfant !

- Alors pourquoi ne pas isoler seulement celles qui pourraient être reliées par un tunnel à l'une des quatre grandes ?

- Faites-moi la grâce de croire que nous y avons pensé ! dit Jordan avec une colère rentrée. Nous avons déjà éliminé toutes les îles à plus de dix milles de la côte et étudié les autres de près. D'abord, on ne discerne aucune structure, aucune activité suspecte à leur surface. Ce qui n'est pas étonnant puisqu'il est probable que toute l'installation est située profondément au-dessous de la surface. Enfin, presque toutes ces îles sont composées de roches volcaniques que nos sondes ne peuvent pénétrer. Ai-je répondu à votre question ?

Pitt insista.

- Personne ne peut creuser un tunnel sans rejeter de la terre et des rochers.

- Apparemment, les Japonais ont pu. Les analyses de nos photos satellites ne montrent aucun signe d'excavation tunnelière ni de routes menant à l'intérieur.

Pitt haussa les épaules et hissa le drapeau blanc.

- Alors, retour à la peinture perdue quelque part, Dieu sait où.

- Et c'est là que vous gagnez votre salaire. Pitt le vit venir, mais pas tout à fait.

- Vous allez m'envoyer au Japon pour plonger autour des îles, c'est ça ?

- Perdu, dit Jordan avec un sourire supérieur que Pitt n'aimait pas. Vous allez en Allemagne vous plonger dans un bunker de la Luftwaffe !

 

 

- Ils ont simplement plongé et disparu !

Pitt se mit sur un genou et tenta de voir au-delà du tracteur à demi submergé dans l'eau noire. Il était fatigué du voyage en avion où il n'avait dormi que deux heures depuis Washington. Quelle barbe de n'avoir même pas eu le temps de prendre un bon petit déjeuner et de dormir jusqu'à midi.

- Ces lignes de sécurité ont été sectionnées. Par quoi ? Nous n'en avons pas la moindre idée, expliqua le jeune officier qui dirigeait les équipes de plongée allemandes en montrant une corde de nylon coupée comme par un rasoir.

- Les lignes téléphoniques aussi ? demanda Pitt en buvant lentement une tasse de café.

De sa main libre, il ramassa un caillou qu'il jeta dans l'eau, observant les vaguelettes concentriques.

- La ligne téléphonique reliée au plongeur de tête a aussi été coupée, admit l'Allemand avec un accent prononcé. Juste après avoir sauté, l'équipe des deux plongeurs a découvert un tunnel partant vers l'ouest. Ils ont nagé sur une distance de quatre-vingt-dix mètres environ avant d'expliquer que le tunnel se terminait par une petite salle avec une porte en acier. Quelques minutes après, les lignes de sécurité et de téléphone ont été coupées. J'ai envoyé une autre équipe pourvoir ce qui se passait. Elle a disparu comme la première.

Pitt regarda les plongeurs de la Marine allemande, attristés et ne sachant que faire après la perte de leurs camarades. Ils étaient groupés autour d'une table installée p§f un groupe de plongeurs de sauvetage de la police. Trois hommes en civil, que Pitt supposa être des officiels du gouvernement, questionnaient les plongeurs à voix basse.

- Quand le dernier homme a-t-il sauté ? demanda Pitt.

- Quatre heures avant votre arrivée, dit le jeune officier plongeur qui s'était présenté comme le lieutenant Helmut Reinhardt. J'ai eu un mal de chien à empêcher le reste de mes hommes de le suivre. Mais je ne veux pas risquer une vie de plus avant de savoir ce qui se passe là-dedans. Ces imbéciles de policiers se croient invincibles. Ils ont l'intention d'envoyer une de leurs équipes en bas.

- Il y a des gens qui adorent se suicider, dit Giordino en bâillant. Tenez, moi, par exemple, je refuserais de descendre là sans un sous-marin nucléaire. Le fils de Hamma Giordino n'est pas un risque-tout. J'ai l'intention de mourir dans mon lit auprès d'une beauté exotique d'Extrême-Orient.

Reinhardt leva les sourcils.

- Ne faites pas attention à lui, dit Pitt. Quand on le met dans le noir, il a des hallucinations.

- Je vois, murmura Reinhardt qui ne comprenait pas du tout.

Finalement, Pitt se releva et fit signe à Frank Mancuso.

- C'est piégé, dit-il simplement.

- C'est aussi mon avis, répondit Mancuso. Les entrées des tunnels aux trésors, aux Philippines, étaient truffées de bombes réglées pour exploser si elles étaient heurtées par un instrument d'excavation. La différence, c'est que les Japonais avaient l'intention de revenir chercher leur trésor tandis que les Nazis installaient des pièges pour détruire le butin et ceux qui le chercheraient.

- Ce qui a piégé mes hommes là-dedans, dit amèrement Reinhardt, incapable de prononcer le mot « tué », ce n'est sûrement pas une bombe.

L'un des trois officiels s'approcha et s'adressa à Pitt.

- Qui êtes-vous et qui représentez-vous ? demanda-t-il en allemand. Pitt se tourna vers Reinhardt qui traduisit la question.

- Dites-lui que nous sommes tous les trois des invités.

- Vous êtes américains ? s'écria l'homme en mauvais anglais avec une expression de profond étonnement. Qui vous a autorisés à être ici ?

- Qui est ce singe ? demanda Giordino d'un air innocent. Reinhardt ne put retenir un petit sourire..,

- Herr Gert Halder, ministre des Travaux historiques. Monsieur, Herr Pitt et son équipe de l'Agence Nationale Marine et Sous-marine de Washington. Ils sont ici sur l'invitation personnelle du Chancelier Lange. Halder donna l'impression d'avoir reçu un direct à l'estomac. Il se reprit très vite, se redressa et tenta d'intimider Pitt en jouant les seigneurs teutons.

- Votre motif ?

- Nous sommes venus pour les mêmes raisons que vous, répondit Pitt en examinant ses ongles. Si ce que contiennent vos dossiers d'interrogatoire des chefs nazis est exact, dix-huit mille oeuvres d'art ont été cachées dans un tunnel creusé sous un aérodrome secret. Il pourrait bien s'agir de cet aérodrome précisément, avec sa chambre forte quelque part au-delà de la barrière de l'eau.

Halder eut la sagesse de se rendre compte qu'il ne pourrait pas démonter cet homme rude et décidé ni ses amis, vêtus de combinaisons bleu-vert.

- Vous savez, naturellement, que toute oeuvre d'art découverte appartient à la République allemande jusqu'à ce qu'on ait pu retrouver ses légitimes propriétaires ?

- Nous en sommes parfaitement conscients, dit Pitt. Nous ne nous intéressons qu'à une peinture en particulier.

- Laquelle ?

- Désolé, je ne suis pas autorisé à le dire. Halder joua sa dernière carte.

- Pardonnez-moi d'insister, mais l'équipe de plongeurs de la police doit être la première à entrer dans la chambre forte.

- Ça nous convient parfaitement, dit Giordino avec un salut, peut-être l'un de vos agents aura-t-il la chance de revenir pour nous expliquer ce qui dévore les plongeurs dans ce fichu trou.

- J'ai perdu quatre hommes, dit Reinhardt d'un ton solennel. Peut-être sont-ils morts. Je ne peux autoriser quiconque à mourir sans qu'on sache pourquoi.

- Ce sont des plongeurs professionnels, répliqua Halder.

- Les hommes que j'ai envoyés là-dedans l'étaient aussi. Les meilleurs plongeurs de la Marine, en parfaite condition physique et sans doute mieux entraînés que les plongeurs de la police.

- Puis-je suggérer un compromis ? intervint Pitt.

- Je vous écoute.

- Organisons une équipe de recherche à sept. Nous trois parce que M. Mancuso que voici est ingénieur des mines, expert en constructions et excavations de tunnels, M. Giordino et moi parce que nous sommes spécialistes du sauvetage sous l'eau. Deux des hommes du lieutenant Reinhardt puisqu'ils sont spécialisés dans le déminage et deux plongeurs de la police pour veiller au sauvetage et aux soins éventuels.

Halder lut la détermination dans les yeux de Pitt. Sa proposition était solide et parfaitement logique. Il eut un sourire contraint.

- Qui plonge le premier ?

- Moi, dit Pitt sans hésiter.

Ses mots parurent se répercuter sur les murs de la caverne pendant de longues secondes et la tension tomba. Halder lui tendit la main.

- C'est d'accord, monsieur Pitt. Mais je vous tiens pour responsable au cas où vous rencontreriez des installations explosives et que les oeuvres d'art seraient endommagées.

Il lui fallait bien reconstruire son image de dignité autoritaire. Pitt lui adressa un sourire vaguement méprisant.

- Dans ce cas, Herr Halder, vous pourrez demander ma tête...

Pitt régla le micro-ordinateur attaché par un câble à sa bouteille de plongée et vérifia le régulateur et le compensateur de flottabilité. Pour la quinzième fois depuis qu'on avait descendu une échelle dans le champ de Clausen, il contempla la mare obscure.

- Ça carbure dans ta tête ! observa Giordino en réglant les bretelles de son équipement de plongée. Pitt se frotta le menton d'un air absent.

- À ton avis, qu'est-ce qui se passe là-dedans ? demanda Mancuso.

- Je pense avoir résolu la moitié du puzzle, répondit Pitt. Mais comment les câbles ont-ils été sectionnés, ça, je n'en ai encore aucune idée.

- Comment fonctionne ton micro acoustique ?

Pitt mit en place l'embout du régulateur et chantonna : « II était un petit navire... » Les mots résonnèrent, un peu assourdis, mais compréhensibles.

- Je pense que l'heure est venue, ô chef intrépide ! dit Giordino.

Pitt fit signe à Reinhardt, qui accompagnait l'un de ses hommes.

- Prêts, messieurs ? Essayez de garder une distance de deux mètres avec l'homme qui vous précède. La visibilité est apparemment de quatre mètres, vous ne devriez donc pas avoir de problème pour garder la distance. Mon équipe communiquera avec vous par micro acoustique.

Reinhardt fit signe qu'il avait compris et se tourna pour relayer les instructions en allemand aux plongeurs de la police derrière lui. Puis il exécuta un salut militaire à Pitt.

- Après vous, monsieur.

Il était inutile de s'attarder davantage. Pitt étendit les bras et pointa son index en avant.

- Je prends la ligne centrale. Frank, deux mètres derrière à ma gauche. Al, tu prends la droite. Ouvrez l'œil, cherchez des mécanismes bizarres qui pourraient sortir des murs.

Il alluma sa lampe de plongée, vérifia le câble de sécurité, s'assura qu'il était bien attaché et plongea la tête la première. Il flotta un moment puis, lentement, descendit vers le fond, la lumière de sa lampe éclairant la route suivie.

L'eau était froide. Le thermomètre de plongée indiquait quatorze degrés. Une vase verdâtre recouvrait le fond de béton. Pitt prit soin de ne pas agiter ses palmes dans le sédiment pour ne pas remuer la vase qui diminuerait la vision des hommes derrière lui.

Tout compte fait, Pitt s'amusait beaucoup. Une fois de plus, il se retrouvait dans son élément. Il dirigea la lampe vers le haut et regarda le plafond du bunker. Celui-ci descendait en pente et se terminait dans l'eau par un tunnel, comme prévu. L'eau, au fond, était obscure et les particules en suspension abaissaient la visibilité. Il s'arrêta et fit signe aux autres de se rapprocher un peu. Puis il reprit son exploration, nageant facilement tandis que le fond, à peine visible, descendait peu à peu jusqu'à disparaître dans l'obscurité.

Après vingt mètres, il s'arrêta à nouveau et resta immobile une minute puis se tourna vers Giordino et Mancuso, silhouettes imprécises dans la lumière diffuse de leurs lampes. Ils tenaient parfaitement les positions imposées. Il vérifia le profondimètre : la pression n'indiquait que six mètres.

Un peu plus loin, le tunnel souterrain parut se rétrécir et le fond remonta. Pitt bougea avec précaution, les yeux perçant l'obscurité. Il leva sa main libre au-dessus de sa tête et la sentit percer la surface. Il se mit sur le dos et dirigea le rayon de sa lampe vers le haut. La surface était visible et brillait comme du mercure à chacun de ses mouvements, à quelques centimètres de son masque.

Comme une créature fantastique surgie des profondeurs, sa tête recouverte d'une cagoule de caoutchouc, son masque et son régulateur fantomatiquement illuminés par la lampe, il fendit l'eau froide et émergea dans l'air humide d'une petite pièce, il agita légèrement ses palmes et se heurta à une volée de marches en béton. Il se hissa jusqu'au plancher à fleur d'eau.

Il ne vit pas ce qu'il avait craint de découvrir, en tout cas pas encore. Les corps des plongeurs allemands ne se trouvaient pas là. Il vit les traces que leurs palmes avaient laissées dans la vase sur le sol de béton, mais ce fut tout.

Il examina soigneusement les murs de la salle et n'y trouva aucune protubérance inquiétante. Tout au fond, la lampe de plongée éclaira une porte de métal rouillé. Il s'avança vers elle d'une démarche que gênaient ses palmes et s'y appuya de l'épaule. Les gonds jouèrent en silence et avec une incroyable facilité, comme s'ils avaient été récemment huilés. La porte s'ouvrit vers l'intérieur, poussée par des ressorts.

- Ouais ! regardez ce que nous avons là !

Les mots étaient audibles, mais Mancuso donnait l'impression de se gargariser dans le micro acoustique de son respirateur.

- Devine ce qu'il y a derrière la porte, dit Giordino.

Pitt étudia un moment le sol, entrebâilla le battant de quelques centimètres et montra le bas de la porte rouillée.

- Voilà qui explique les coupures de câbles de sécurité et de transmission.

- En effet, ils ont été cisaillés par l'arête inférieure de la porte quand les plongeurs sont entrés et qu'elle s'est refermée violemment derrière eux, confirma Giordino.

- Tu as résolu l'autre moitié de l'énigme ? demanda Mancuso à Pitt.

- Ouais, murmura Giordino, la meilleure part. Qu'est-ce qui a tué les meilleurs plongeurs de la Marine allemande ?

- Le gaz, répondit brièvement Pitt. Du gaz toxique, mortel, lâché après qu'ils eurent passé cette porte.

- Une idée qui se tient, commenta Mancuso. Pitt dirigea sa lampe vers l'eau et vit les bulles d'air lâchées par Reinhardt et son équipe.

- Frank, reste là et empêche les autres d'entrer. Al et moi irons seuls. Et quoi qu'il arrive, assure-toi que tout le monde respire uniquement l'air des bouteilles de plongée. Qu'ils n'enlèvent en aucun cas leur respirateur.

Mancuso leva une main et se retourna pour accueillir l'équipe suivante.

Giordino s'adossa contre un mur, plia une jambe et enleva sa palme.

- Inutile de jouer les canards plus longtemps.

Pitt avait également enlevé ses palmes. Il frotta ses pieds chaussés de bottes de caoutchouc un peu partout sur le sol de ciment pour s'assurer de leur prise sur la vase. Elle était nulle. À la moindre perte d'équilibre, ce serait la chute.

Une dernière vérification de la pression de son réservoir d'air l'assura qu'il pourrait respirer sans problème pendant au moins une heure. En dehors de l'eau froide, la température s'avérait raisonnablement confortable.

- Attention où tu mets les pieds, dit-il à Giordino.

Entrebâillant la porte à moitié, il se glissa à l'intérieur aussi légèrement que s'il marchait sur un fil. L'atmosphère devint sèche d'un seul coup et l'humidité descendit à presque zéro pour cent. Il s'arrêta et balaya de sa lampe le sol de ciment, cherchant des fils et des câbles reliés à des détonateurs libérant soit des explosifs, soit des capsules de gaz mortels. Un mince fil de pêche, gris et quasi invisible dans la lumière diffuse, était coupé en deux presque sous ses pieds.

Le rayon de lumière suivit un des morceaux de ce fil jusqu'à une boîte métallique marquée Acide Chlorocarbonique. Dieu merci, pensa Pitt, soulagé, l'acide chloro-carbonique n'est mortel que si on le respire. Les Allemands avaient inventé les gaz innervants pendant la Deuxième Guerre mondiale, mais pour une raison quelconque, ne s'en étaient pas servis ici. Une chance pour Pitt, Giordino et les hommes qui les suivaient. Le gaz innervant tue par simple contact avec la peau et tous avaient un peu de peau exposée, aux mains et autour de leurs masques.

- Tu avais raison pour le gaz, dit Giordino.

- Trop tard pour aider ces pauvres marins.

Il trouva quatre autres pièges à gaz dont deux en état. Le phosgène avait fait son office. Les corps des plongeurs de la marine gisaient, tordus, quelques mètres plus loin. Tous avaient enlevé leur masque et leur respirateur, ignorants du danger avant qu'il ne fût trop tard. Pitt ne prit pas la peine de chercher leur pouls. La couleur bleue de leurs visages et leurs yeux immobiles disaient assez qu'ils étaient morts.

Il promena sa lampe dans la longue galerie et s'immobilisa.

Les yeux à la hauteur de ses yeux, une femme le regardait fixement, la tête un peu penchée dans une pose coquette. Elle lui souriait et son visage adorable aux pommettes hautes montrait une peau de pêche.

Elle n'était pas seule. Plusieurs autres silhouettes féminines se tenaient à côté d'elle et derrière, leurs yeux rivés à ceux de Pitt. Elles étaient nues, couvertes seulement de leur longue chevelure tombant presque jusqu'à leurs genoux.

- Je suis mort et monté au paradis des Amazones ! s'exclama Giordino en les voyant à son tour.

- Ne t'excite pas, répondit Pitt, ce ne sont que des statues peintes.

- J'aimerais être capable de sculpter comme ça !

Pitt contourna les statues grandeur nature et dirigea le faisceau de sa lampe au-dessus de sa tête. L'or d'un océan de cadres étincela dans la lumière. Aussi loin que portait la lampe et bien au-delà, la longue galerie était pleine de rangées et de rangées de claies contenant une immense cache de tableaux de prix, de sculptures, d'objets religieux, de tapisseries, de livres rares, de meubles anciens et de merveilles archéologiques, classés et rangés dans des caisses et des coffres bien alignés.

- Je crois, murmura Pitt dans son micro acoustique, que nous allons faire le bonheur de pas mal de gens.

 

 

Les Allemands firent preuve de leur légendaire efficacité. En moins de quatre heures, les experts de la décontamination étaient à l'oeuvre et avaient installé leur équipement de pompage et des tuyaux dans la galerie du trésor. L'atmosphère empoisonnée fut rapidement nettoyée, les gaz nocifs pompés par un camion citerne parqué à la surface. Tandis que le processus de nettoyage se poursuivait, Reinhardt et ses hommes désactivaient les pièges à phosgène et passaient les boîtes métalliques à l'équipe de décontamination. Alors seulement les plongeurs de la marine purent transporter les morts jusqu'aux ambulances.

Ensuite, on installa un gros tuyau d'aluminium par l'ouverture de la caverne, comme une énorme paille reliée à une puissante pompe qui commença à drainer l'eau du tunnel souterrain et à la déverser dans la rivière voisine. Une équipe de déblaiement commença à creuser la rampe d'entrée conduisant au bunker qui avait été comblée à la fin de la guerre.

Mancuso marchait impatiemment de long en large dans le bunker, s'arrêtant sans cesse pour examiner les instruments mesurant le niveau des gaz mortels. Puis il alla à l'entrée de la rampe regarder l'eau dont le niveau baissait rapidement. Sans cesse en mouvement, surveillant les progrès, comptant les minutes, il put enfin pénétrer dans la galerie où les Nazis avaient entassé leur butin volé.

Giordino, fidèle à lui-même, dormit tout le temps, il avait trouvé une vieille paillasse dans le coin réservé aux mécaniciens de la Luftwaffe et n'avait pas mis longtemps à s'endormir.

Quand Pitt eut fait son rapport à Halder et à Reinhardt, il tua le temps en acceptant leur invitation à partager un repas délicieux préparé par Frau Clausen dans sa ferme chaude et confortable. Plus tard, il parcourut le bunker et examina les vieux avions. Il s'arrêta devant l'un des Messerschmitt 262, admirant la forme de fin cigare de son fuselage, le stabilisateur vertical triangulaire et les disgracieux tubes des réacteurs qui pendaient sous les ailes acérées comme des lames de couteau. Les seules inscriptions visibles sur les ailes et le fuselage, en dehors des croix noires soulignées de blanc, étaient des croix gammées sur la queue et un gros 9 près du cockpit.

C'était le premier avion opérationnel de combat à réaction, sorti trop tard des usines pour sauver l'Allemagne, bien qu'il ait réussi à semer la terreur pendant quelques mois parmi les forces aériennes anglaises et américaines.

- Il volait comme poussé par les anges.

Pitt se tourna vers Gert Halder qui s'était approché sans bruit. Les yeux clairs de l'Allemand contemplaient avec regret le cockpit du Messerschmitt.

- Vous êtes trop jeune pour l'avoir piloté, dit Pitt.

- Ces mots sont ceux d'un de nos meilleurs pilotes pendant la guerre, Adolf Galland, reprit Halder en secouant la tête.

- Il ne faudrait pas grand-chose pour le remettre en état.

Halder regarda la flotte d'avions alignés comme des spectres dans le vaste bunker.

- Le gouvernement accorde rarement des subventions pour ce genre de projets. J'aurai de la chance si je peux en garder cinq ou six pour des musées.

- Et les autres ?

- On les vendra probablement aux enchères aux divers musées du monde et aux collectionneurs.

- Je voudrais bien être assez riche pour participer à la vente, dit Pitt avec envie.

Halder le regarda, toute arrogance disparue, un petit sourire rusé aux lèvres.

- Combien en comptez-vous ?

Pitt compta mentalement les avions alignés.

- J'arrive à quarante.

- Faux. Il y en a trente-neuf.

- Désolé de vous contredire, dit Pitt après avoir recompté, mais....

- Si on peut en enlever un quand la rampe d'accès sera nettoyée, interrompit Halder, et le transporter au-delà de la frontière avant que je rédige l'inventaire officiel...

Il n'eut pas besoin d'achever. Pitt avait entendu, mais n'était pas sûr d'avoir saisi sa pensée. Un ME-262 devait valoir plus d'un million de dollars une fois restauré.

- Quand devez-vous faire cet inventaire ? demanda-t-il pour tâter le terrain.

- Après avoir établi celui des oeuvres d'art.

- Ça prendra des semaines !

- Peut-être même davantage.

- Pourquoi ? demanda Pitt.

- Appelez cela faire pénitence. J'ai été extrêmement grossier avec vous. Et je me sens obligé de récompenser vos efforts courageux pour chercher le trésor, sauver au moins cinq vies et m'empêcher de me couvrir de ridicule et probablement aussi de perdre ma place.

- Et vous m'offrez de fermer les yeux pendant que je vole un avion ?

- Il y en a tellement qu'un de plus ou de moins...

- Je vous suis très reconnaissant, dit sincèrement Pitt.

- J'ai demandé à un ami de notre service de renseignements d'établir un dossier sur vous pendant que vous étiez occupé dans le tunnel. Je crois qu'un Messerschmitt 262 ne déparera pas votre collection et ira bien avec votre trimoteur Ford.

- Votre ami a été au fond des choses !

- En tant que collectionneur de belles reliques mécaniques, je crois que vous le traiterez avec le respect voulu.

- Je lui redonnerai son aspect d'origine, promit Pitt. Halder alluma une cigarette et s'appuya nonchalamment contre une tuyère en soufflant la fumée.

- Je suggère que vous trouviez un camion approprié à louer. Dès ce soir, l'entrée du tunnel aura été assez élargie pour amener un avion à la surface. Je suis certain que le lieutenant Reinhardt et les survivants de son équipe seront heureux de vous donner un coup de main pour sortir votre dernière acquisition.

Avant que Pitt, stupéfait et reconnaissant, ait pu ajouter un mot, Halder fit demi-tour et s'éloigna.

Il fallut encore huit heures à la grosse pompe pour absorber toute l'eau et l'air vicié de la galerie. Halder, assis sur une chaise, discourait devant son équipe d'experts artistiques et d'historiens qu'accompagnaient des officiels du gouvernement allemand désireux de prendre part à la découverte. Une armée de journalistes et de correspondants de la télévision s'était installée dans le champ de laitues ravagé de Clausen, exigeant d'entrer dans le bunker. Mais Halder avait reçu des ordres précis de ses supérieurs à Bonn. Aucun journaliste ne devait entrer dans le bunker avant qu'on ait fait la liste des œuvres d'art entassées là.

Commençant à la piste d'avions, la galerie s'étendait sur près de cinq cents mètres. Les râteliers et les coffres s'alignaient d'un bout à l'autre et sur quatre mètres de hauteur. Malgré l'eau du tunnel, la porte d'entrée était restée étanche et la construction de béton, d'excellente qualité, n'avait permis ni humidité ni moisissure. Même les objets les plus délicats étaient restés en parfait état.

Les Allemands commencèrent à installer un labo-photo, un atelier et un cabinet d'archives. Après son exposé, Halder pénétra dans la salle des peintures et dirigea les activités à partir d'un bureau hâtivement fabriqué, meublé et rapidement pourvu de téléphones et de photocopieurs.

Très naturellement, Pitt entra et parcourut le tunnel maintenant asséché avec Mancuso qui s'émerveillait de tout ce qui avait été accompli en moins de vingt-quatre heures.

- Où est Al ? demanda-t-il.

- À la recherche d'un camion.

- Tu n'as pas l'intention de nous faire piquer un chargement d'oeuvres d'art, j'espère ? Si c'est le cas, je ne te le conseille pas. Les Allemands te descendront avant même que tu atteignes la ferme.

- Pas si j'ai des amis bien placés, plaisanta Pitt.

- Je ne veux même pas le savoir ! Quel que soit ton plan pourri, ne compte pas sur moi.

Ils franchirent la porte de la galerie et pénétrèrent dans le bureau fermé de Halder qui leur fit signe de s'asseoir tandis qu'il parlait en allemand à l'un des quatre téléphones.

- Je viens d'avoir confirmation que le Chancelier Lange vous autorise à chercher ce que vous êtes venu chercher, mais, avant que vous commenciez, j'aimerais savoir de quoi il s'agit.

- Nous ne sommes intéressés que par certains objets d'art qui proviennent de l'ambassade du Japon à Berlin, répondit Pitt.

- Et vous pensez qu'ils sont là ?

- Ils n'ont pas eu le temps de les transporter au Japon, expliqua Mancuso. Les Russes encerclaient la ville. L'ambassadeur a verrouillé le bâtiment et s'est échappé de justesse avec ses collaborateurs jusqu'en Suisse. Les dossiers historiques affirment que toutes les oeuvres d'art décorant l'intérieur de l'ambassade ont été confiées aux Nazis chargés de les mettre à l'abri et que ceux-ci les ont cachées sous un aérodrome.

- Et-vous pensez qu'ils peuvent se trouver dans la cache découverte ici ?

- En effet.

- Puis-je vous demander pourquoi le gouvernement américain s'intéresse à des œuvres d'art japonaises disparues ?

- Je suis désolé, dit sincèrement Pitt, mais nous ne pouvons répondre à cette question. Cependant, je peux vous assurer que notre recherche ne pose aucun problème au gouvernement allemand.

- Je pense aux Japonais. Ils exigeront qu'on leur rende ce qui leur appartient.

- Les récupérer n'est pas dans nos intentions, assura Mancuso. Nous ne voulons que photographier certaines pièces.

- Très bien, messieurs. Nous avons un accord. Faites ce que vous souhaitez et je vous promets de fermer les yeux.

Lorsqu'ils quittèrent le bureau de Halder, Mancuso murmura :

- De quoi parlait-il ? Quel accord ?

- Un recrutement.

- Un recrutement ? répéta Mancuso. Pitt hocha la tête.

- Il m'a persuadé de m'engager dans la Luftwaffe !

Ils trouvèrent les coffres contenant les biens de l'ambassade japonaise environ cinquante mètres derrière les sculptures qui avaient autrefois décoré les musées d'Europe. Les Allemands avaient déjà installé des rangées de lampes électriques fonctionnant avec une génératrice portative et éclairant l'immense espace qui semblait s'étendre à l'infini.

La section japonaise fut facile à identifier, car les caisses portaient des caractères kana et avaient été réalisées avec plus de soin que les caisses grossières utilisées par les Nazis pour ranger leur butin.

- Commençons par celle-ci, dit Mancuso en montrant une caisse étroite. Elle a l'air de la taille du tableau.

- Tu as fait assez de missions au Japon. Qu'est-ce que tu lis ?

- Caisse numéro quatre, traduisit Mancuso. Propriété de Sa Majesté impériale l'Empereur du Japon.

- Voilà qui nous aide bien !

Pitt se remit au travail, soulevant soigneusement les couvercles avec un marteau et un pied de biche. Il mit au jour un petit paravent délicat peint de fleurs et d'oiseaux voletant au sommet d'une montagne.

- Ce n'est pas une île, dit-il en le remettant en place.

Il en ouvrit deux autres, mais n'y trouva que des tableaux postérieurs à l'oeuvre de Mazaki Shimzu, maître du seizième siècle. Beaucoup de petites caisses contenaient des porcelaines. Il ne resta bientôt qu'une caisse au fond du râtelier, susceptible de contenir un tableau.

Mancuso montrait des signes de détresse. Son front s'était couvert de sueur et il manipulait nerveusement sa pipe.

- Il y a intérêt que ce soit le bon ! dit-il. Sinon, on aura vraiment perdu notre temps.

Pitt ne répondit rien et continua à travailler. Cette caisse paraissait plus solide que les autres. Il ôta le couvercle et jeta un coup d'œil à l'intérieur.

- Je vois de l'eau. Je crois que c'est un paysage. Oui ! C'est une île !

- Dieu soit loué ! Sors-la, vieux, sors-la, qu'on la voie.

- Tiens la caisse.

Il n'y avait pas de cadre autour du tableau et Pitt dut l'attraper par le support arrière et la sortir de son emballage avec difficulté. Enfin, il l'approcha de la lumière.

Mancuso tira de sa poche un petit catalogue illustré de photos en couleurs des autres œuvres de Mazaki Shimzu et le feuilleta, comparant les photos à la peinture.

- Je ne suis pas un expert, mais c'est bien le même style.

Pitt tourna le tableau.

- Il y a quelque chose d'écrit au dos. Tu peux traduire ?

- L'île d'Ajima par Mazaki Shimzu ! s'écria-t-il triomphalement. On a réussi ! C'est la base de commandement de Suma ! Maintenant, il ne reste plus qu'à le comparer avec les cartes des îles prises par satellite.

Machinalement, le regard de Pitt erra sur la peinture que Shimzu avait peinte quatre cent cinquante ans plus tôt de l'île appelée alors Ajima. Ce ne serait jamais un site touristique. De grandes falaises volcaniques surplombant des vagues mousseuses, par la moindre plage, une absence presque totale de végétation. Elle semblait nue et menaçante, sinistre et impénétrable. Il n'y avait aucun moyen de l'approcher et d'y débarquer de la mer ou du ciel sans être détecté. Une forteresse naturelle que Suma avait probablement bourrée de défenses contre toute intrusion.

- Pénétrer ce rocher me paraît pratiquement impossible, murmura pensivement Pitt. Quiconque essaiera y laissera la vie.

L'expression joyeuse de Mancuso disparut de son visage.

- Ne dis pas ça ! dit-il. Ne le pense même pas !

- Pourquoi ? demanda Pitt. Ce n'est pas notre problème.

- TU te trompes. Maintenant que les équipes Cadillac et Honda sont dans les choux, Jordan n'a d'autre choix que nous, Giordino, toi et moi. Réfléchis !

C'est ce que fit Pitt. Mancuso avait raison. C'était clair, maintenant. Le rusé Jordan les avait mis tous les trois en réserve pour une infiltration discrète du centre de mise à feu des bombes nucléaires de Suma.

 

 

Le Président considérait avec effarement le dossier ouvert sur son bureau.

- Ont-ils vraiment l'intention de faire exploser ces choses ? Ce n'est pas un bluff ?

- Non, ce n'est pas un bluff, répondit Jordan.

- C'est impensable !

Jordan ne répondit pas, laissant le Président à ses pensées. Cet homme ne changerait jamais. Il était exactement semblable à ce qu'il était le jour où Jordan lui avait été présenté. Nouvellement élu sénateur du Montana, mince, mais bien bâti, les yeux bleus, le sourire chaud et sympathique, il n'avait jamais paru effrayé par l'immense pouvoir qu'on lui avait confié. Il se montrait poli et cordial avec le personnel de la Maison Blanche et oubliait rarement un anniversaire.

- Ce n'est pas comme si nous avions cerné leurs îles pour les envahir, nom de Dieu !

- Ils sont devenus paranoïaques parce que l'opinion mondiale commence à leur tourner le dos, dit Donald Kem. Maintenant que la Chine et la Russie adoptent la démocratie, que le bloc de l'Est devient indépendant, qu'il y a des élections libres en Afrique du Sud et que le Moyen-Orient commence à voir le bout du tunnel, l'opinion mondiale leur est tombée dessus parce qu'ils vont trop loin, trop vite.

- Leur agressivité économique ne fait pas montre de beaucoup de subtilité, confirma Kern. Plus ils remportent de marchés, plus ils deviennent désagréables.

- Mais on ne peut pas les blâmer de créer un monde économique sur le modèle de celui qu'ils souhaitent, dit Jordan. Leur éthique des affaires n'est pas la même que la nôtre. Ils ne voient rien d'immoral à exploiter les occasions commerciales et à tirer profit des faiblesses du marché, quoi qu'il leur en coûte. Le seul crime, à leurs yeux, est de mettre des bâtons dans les roues à leurs profits systématiques. Franchement, nous n'avons pas agi différemment dans nos pratiques commerciales à l'étranger, après la Deuxième Guerre mondiale.

- Je ne peux pas vous contredire, admit le Président. Bien peu de nos chefs d'entreprise, passés et présents, mériteraient un brevet de sainteté.

- Le Congrès et les Européens du Marché commun préparent un coup de Jarnac contre les Japonais. S'ils votent en faveur d'un embargo économique et de la nationalisation des sociétés japonaises, Tokyo essaiera de négocier, mais Suma et ses petits copains voteront, eux, pour les représailles.

- Tout de même, menacer de guerre nucléaire et de destruction...

- Ils jouent sur le temps, expliqua Jordan. Leur avancée commerciale au niveau mondial n'est qu'une facette d'un plan plus vaste. Les Japonais vivent dans de terribles conditions de densité. Cent vingt-cinq millions de gens sur un territoire de la taille de la Californie, dont une bonne partie trop montagneuse pour être habitable. Le projet dont ils ne parlent pas consiste à exporter des millions de leurs concitoyens les plus éduqués vers d'autres pays où ils fondent des colonies tout en maintenant leur loyauté et leurs liens solides avec le Japon. Le Brésil est l'un de leurs objectifs et les États-Unis aussi, si l'on considère leur immigration massive à Hawai et en Californie. Les Japonais sont obsédés par leur survie et, contrairement à nous, font des projets de plusieurs décennies dans l'avenir. Par le commerce, ils sont en train de mettre sur pied une vaste société économique mondiale fondée sur les traditions et la culture japonaises. Et ce qu'ils ne réalisent pas, c'est que Suma a bien l'intention d'en être le tout-puissant leader. Le Président regarda à nouveau le dossier.

- Et il protège son empire criminel en plaçant des bombes nucléaires aux points stratégiques des autres nations.

- On ne peut en blâmer le gouvernement japonais ni la grande masse de son peuple, rétorqua Jordan. Je suis fermement convaincu que le Premier ministre Junshiro a été dupé par Hideki Suma et son cartel d'industriels, de financiers et de chefs de la mafia japonaise qui ont secrètement mis au point le projet Kaiten.

- Peut-être devrais-je provoquer une réunion avec Junshiro, dit le Président, et l'informer des découvertes de nos agents.

- Je ne crois pas, monsieur, répondit Jordan. Pas avant que nous n'ayons une chance de décapiter l'organisation du projet Kaiten.

- La dernière fois que nous nous sommes vus, vous ne saviez pas où se trouvait le centre de commandement.

- De nouvelles informations nous ont permis d'en avoir une idée plus précise.

Le Président considéra Jordan avec un nouveau respect. Il savait l'importance des preuves que son chef des renseignements ne cessait d'accumuler, son dévouement à son pays, ses nombreuses années de service que, jeune étudiant, il étayait déjà par l'entraînement nécessaire pour devenir un bon agent de terrain. Le Président voyait aussi le prix payé pour cette terrible tension pendant tant d'années. Jordan en était à plusieurs cachets de Maalox qu'il avalait comme du pop corn.

- Savez-vous où les voitures seront placées pour leur mise à feu ?

C'est Kern qui répondit à la question.

- Oui, monsieur. Une de nos équipes a découvert le plan pendant qu'elle suivait un chargement de voitures. Les ingénieurs de Suma ont préparé très minutieusement un diabolique désastre.

- Je suppose qu'il s'agit de zones très peuplées, pour tuer le plus grand nombre possible d'Américains ?

- Vous vous trompez, monsieur le Président. Les voitures exploseront dans des lieux tels qu'il y aura un minimum de morts.

- Je ne comprends plus !

- Aux États-Unis et dans le monde industriel, expliqua Kern, les voitures seront placées systématiquement dans des zones pratiquement désertes afin que leur explosion synchronisée provoque sur le sol une onde électromagnétique qui s'élèvera dans l'atmosphère. Ceci créera une réaction en chaîne, comme un parapluie, qui mettra en panne tous les systèmes de communication par satellites.

- Tous les réseaux de radio, de télévision et de téléphone cesseront d'être opérationnels, ajouta Jordan. Les gouvernements locaux et fédéraux, le commandement militaire, les départements de pompiers, de police, les ambulances et tous les transports seront paralysés, car ils ne peuvent fonctionner sans recevoir d'ondes.

- Un monde sans communications ! murmura le Président, c'est inimaginable !

- Et ce n'est pas tout, dit Kern avec rage. Il y a bien pire ! Vous savez évidemment, monsieur, ce qui arrive quand on approche un aimant d'une disquette d'ordinateur ou d'une cassette de magnétophone ?

- Tout s'efface ?

- Eh oui ! approuva Kern. L'onde électromagnétique des explosions nucléaires ferait la même chose. Sur des centaines de kilomètres autour de chaque point d'explosion, les mémoires de chaque ordinateur seraient complètement effacées. Les transistors, les chips de silicone, tout ce qui constitue l'ossature de notre monde informatisé est sans défense contre une onde qui arrive par les circuits électriques et téléphoniques et par les réseaux aériens. Tout ce qui est métallique pourrait transporter l'onde, des tuyaux et des rails jusqu'aux tours et aux armatures métalliques des murs d'immeubles.

- Vous parlez là d'un chaos total ! s'écria le Président avec incrédulité.

- Oui, monsieur, une panne totale et nationale dont les résultats catastrophiques seraient irréparables. Le moindre programme mis en mémoire par les banques, les compagnies d'assurances, les sociétés multinationales, les petites entreprises, les hôpitaux, les supermarchés, les grands magasins - la liste est infinie - disparaîtrait avec toutes les données scientifiques.

- La moindre disquette, la moindre bande magnétique ?

- Dans chaque maison et dans chaque bureau, dit Jordan.

Kern fixait le Président comme pour renforcer le dur commentaire.

- Tous les ordinateurs, toutes les machines électroniques qui se servent d'une mémoire - et ceci inclut l'allumage et la carburation des voitures modernes, le fonctionnement des moteurs diesel, les commandes d'avions en vol, tout cela cesserait de fonctionner. Les avions surtout en subiraient d'horribles conséquences, car beaucoup s'écraseraient avant même que leurs équipages aient pu engager les commandes manuelles.

- Il faut citer aussi tous les gadgets auxquels nous sommes si habitués, ajouta Jordan, comme les fours à micro-ondes, les magnétoscopes et les systèmes de sécurité. Nous avons tellement l'habitude de compter sur les ordinateurs que nous n'avons jamais pris le temps de réfléchir à quel point nous sommes devenus vulnérables.

Le Président prit un stylo et en tapota nerveusement le bureau. Il avait les traits tirés, les yeux hagards.

- Je ne peux pas permettre que cette malédiction paralyse les Américains jusqu'au milieu du siècle à venir, dit-il. Il nous faut envisager de frapper, par l'arme nucléaire si nécessaire, leur arsenal de bombes et leur centre de commande de mise à feu.

- Je ne suis pas d'accord, monsieur le Président, contra Jordan avec calme, sauf en tout dernier recours.

- Quelle est votre opinion, Ray ?

- Les installations de Suma ne seront opérationnelles que dans une semaine. Essayons d'imaginer un plan de pénétration et de destruction par l'intérieur. S'il réussit, cela vous évitera des monceaux de problèmes et de condamnations internationales pour ce qui serait considéré comme une attaque sans provocation d'une nation amie.

Le Président, pensif, resta un moment silencieux. Puis il dit d'une voix lente :

- Vous avez raison. Je serais obligé de présenter des excuses auxquelles personne ne croirait.

- Le temps joue en notre faveur tant que seule notre équipe MAIT et nous savons ce qui se passe, continua Jordan.

- C'est heureux ! murmura Kern. Si les Russes savaient que leur pays est truffé de bombes nucléaires, ils n'hésiteraient pas à menacer le Japon d'une invasion massive.

- Et nous n'avons pas besoin de cela ! fit calmement le Président.

- Les Japonais innocents non plus, qui n'ont aucune idée de ce que manigance Suma avec sa menace insensée, dit Jordan en marquant un nouveau point.

Le Président se leva, mettant fin à la réunion.

- Quatre jours, messieurs. Vous avez quatre-vingt-seize heures.

Jordan et Kern échangèrent un sourire tendu.

L'assaut des installations de Suma avait été mis au point avant leur entrée dans le Bureau ovale.

Tout ce qu'ils avaient à faire, maintenant, c'était de prendre le téléphone et de donner l'ordre d'exécution.

 

 

À quatre heures du matin, le petit aérodrome qui s'étendait sur une réserve du gouvernement, près de Seneca, dans le Maryland, paraissait désert. Aucune lumière ne brillait aux abords de l'étroite bande d'asphalte. Le seul point de repère pour un pilote qui aurait fait un atterrissage de nuit aurait été un triangle de vapeur de mercure bleue qui éclairait quelques lampadaires courbés à l'intersection de deux routes de terre, tout au bout de la piste.

Le silence du petit matin fut troublé par le sifflement des moteurs à réaction. Deux phares scintillèrent, leurs rayons dirigés vers le centre de la piste d'atterrissage. Le jet de transport Gulfstream dont le fuselage portait les mots Circlearth Airlines se posa et roula jusqu'à une Jeep Station Wagon Grand-Wagonner.

Moins de trois minutes après que la porte se fut ouverte et que deux hommes furent descendus avec leurs bagages, l'avion roulait à nouveau vers le bout de la piste et s'envolait. Le bruit disparut lentement dans le ciel sombre. L'amiral Sandecker serra la main de Pitt et de Giordino.

- Félicitations, dit-il chaleureusement, pour la réussite de votre mission.

- On ne nous en a pas communiqué les résultats, dit Pitt. Est-ce que les photos du tableau que Mancuso a transmises correspondent à une île existante ?

- Absolument. Il se trouve que l'île a été baptisée Ajima par un pêcheur après un naufrage vers 1500. Mais elle est restée sur les cartes sous le nom de Soseki. Et comme beaucoup de lieux en rapport avec le folklore local, le nom d'Ajima a fini par disparaître.

- Où est-elle située ? demanda Giordino.

- Environ soixante kilomètres au large de la côte, à l'est de Edo City.

Le visage de Pitt prit une expression angoissée.

- Quelles nouvelles de Loren ?

- On sait seulement que Diaz et elle sont vivants et cachés dans un lieu secret.

- Et c'est tout ? dit Pitt avec irritation. Bien entendu, pas de recherches, pas d'opération de sauvetage !

- Le Président a les mains liées tant que la menace des voitures piégées n'est pas éliminée.

- Un lit ! bâilla Giordino pour détourner la conversation et permettre à Pitt de se calmer. Donnez-moi un lit!

- Trouvez-lui un lit, fit Pitt. Il n'a pas fermé les yeux depuis que nous avons quitté l'Allemagne.

- Vous avez fait vite, remarqua Sandecker. Le vol s'est bien passé ?

- J'ai dormi tout le temps. Et avec le décalage horaire en notre faveur, je suis tout à fait éveillé.

- Frank Mancuso est resté avec les objets d'art ? demanda Sandecker.

- Oui. Juste avant notre départ, Kern lui a fait passer un message lui ordonnant d'emballer les pièces de l'ambassade japonaise et de les envoyer par avion à Tokyo.

- Un écran de fumée pour apaiser les Allemands, dit en souriant Sandecker. En réalité, tout ça est en route pour une cave de San Francisco. Quand le temps sera venu, le Président en fera cadeau au peuple japonais en signe de bonne volonté. Montez, ajouta-t-il en montrant la Jeep. Et puisque vous êtes si bien éveillé, prenez donc le volant, Dirk.

- Ça me va, fit l'intéressé.

Ayant mis les bagages dans le coffre, Pitt se glissa derrière le volant tandis que l'amiral et Giordino prenaient place, le premier à l'avant, le second à l'arrière. Pitt mit le moteur en marche et s'engagea le long d'une route obscure jusqu'à une grille gardée par un militaire. Celui-ci reconnut l'amiral, salua et leur fit signe de passer.

fis atteignirent une autoroute secondaire et, trois kilomètres plus loin, prirent Capital Beltway et se dirigèrent vers les lumières de Washington. La circulation, à cette heure matinale, était presque inexistante. Filant à 110 kilomètres à l'heure, la Jeep roulait sans effort.

Ils restèrent silencieux un moment, Sandecker regardant pensivement par le pare-brise. Pitt n'avait pas besoin de beaucoup d'imagination pour comprendre que l'amiral n'avait pas quitté son lit aux aurores juste pour les accueillir. Il avait sans doute une bonne raison d'être là. Curieusement, le gros havane habituel manquait et ces mains croisées sur sa poitrine indiquaient une forte tension. Ses yeux ressemblaient à deux cubes de glace. De toute évidence, il avait quelque chose de difficile à dire.

Pitt décida de lui offrir une ouverture.

- Où allons-nous ensuite ? demanda-t-il.

- Pardon ? fit Sandecker, prétendant être ailleurs.

- Qu'est-ce que le Grand Chef Blanc a préparé pour nous ? Une bonne semaine de vacances, j'espère ?

- Vous voulez vraiment le savoir ?

- Probablement pas, mais comme vous allez me le dire de toute façon... !

Sandecker bâilla pour se donner encore un peu de temps.

- Eh bien, j'ai peur que vous ne deviez encore tous les deux prendre un avion.

- Pour où ?

- Le Pacifique.

- Où exactement dans le Pacifique ?

- Palau. L'équipe, ou ce qu'il en reste, doit se retrouver au Centre de Rassemblement des Informations, pour recevoir de nouvelles instructions du directeur des Opérations sur le Terrain.

- Autrement dit, et sans vos termes ampoulés et bureaucratiques, vous nous annoncez que nous avons rendez-vous avec Mel Penner ?

Sandecker sourit et ses yeux s'adoucirent.

- Vous avez le chic pour aller droit au but ! Pitt était inquiet. Il sentait que la hache allait s'abattre.

- Quand ? demanda-t-il calmement.

- Dans précisément une heure cinquante, vous prendrez le vol commercial à Dulles.

- Dommage que nous n'ayons pas atterri directement là-bas, dit Pitt d'un ton amer. Ça vous aurait évité cette promenade.

- Raisons de sécurité. Kern a pensé qu'il valait mieux que vous arriviez à l'aéroport en voiture, que vous preniez vos billets et que vous montiez dans l'avion comme n'importe quel touriste se rendant dans les mers du Sud.

- On aurait bien aimé se changer.

- Kern a envoyé un homme chercher des vêtements propres et vos valises. Elles vous attendent à l'aéroport.

- C'est très aimable à lui. Il faudra que je pense à changer tout mon système de sécurité dès mon retour.

Pitt freina et regarda le rétroviseur. Les mêmes phares s'y reflétaient depuis que la Jeep s'était engagée sur l'autoroute. Pendant les derniers kilomètres, ils avaient maintenu la même distance entre eux et la voiture de Pitt. Celui-ci accéléra légèrement. Les phares suivirent, après un temps de réaction.

- Quelque chose ne va pas ? demanda Sandecker.

- Nous sommes suivis.

Giordino se tourna et regarda par la vitre arrière.

- Il y a plusieurs véhicules. Je compte trois camionnettes en convoi.

Pitt regarda pensivement le rétroviseur avec un vague sourire.

- Je ne sais pas qui nous suit, mais ils n'ont pas pris de risques. Ils ont envoyé un escadron !

Sandecker saisit le téléphone de voiture et appela le MAIT.

- Ici l'amiral Sandecker, aboya-t-il sans prendre le temps d'utiliser les codes de procédure. Je suis sur Capital Beltway direction sud près de Morning Side. Nous sommes suivis....

- Correction, interrompit Pitt. Poursuivis. Ils se rapprochent, et vite !

Soudain, une fusillade déchira le toit de la Jeep juste au-dessus de leurs têtes.

- Correction, dit calmement Giordino. Pas poursuivis, attaqués.

Sandecker plongea sur le plancher et donna rapidement au téléphone le lieu de l'attaque et les ordres. Pitt appuya à fond sur l'accélérateur. Le puissant moteur V8 de 5,9 litres répondit immédiatement et la Jeep atteignit sans difficulté 150 kilomètres à l'heure.

- L'agent de service prévient la patrouille de l'autoroute, annonça Sandecker.

- Dites-leur de se remuer, pressa Pitt en faisant zigzaguer la Jeep sur les trois voies de l'autoroute pour échapper au tir.

- Ils trichent ! dit Giordino. Ils ont des fusils et pas nous !

Lui aussi s'accroupit sur le plancher tandis qu'une nouvelle rafale faisait éclater la vitre arrière, traversait la voiture et emportait la moitié du pare-brise.

- Je crois que je peux arranger ça, dit Pitt.

- Comment ?

- En quittant cette autoroute de malheur où nous faisons une cible parfaite et en prenant tous les virages de la prochaine route que je traverserai jusqu'à ce que nous trouvions une ville.

- Le prochain embranchement mène à Phelps Point, indiqua Sandecker en jetant un coup d'œil au-dessus du tableau de bord.

Pitt regarda rapidement le rétroviseur. Il aperçut les camionnettes peintes comme des ambulances, avec le gyrophare réglementaire. La sirène, cependant, restait muette. Les trois engins roulaient maintenant de front sur toute la largeur de l'autoroute, pour augmenter leur angle de tir.

Pitt distingua deux hommes vêtus de noir pointant des armes automatiques par les vitres baissées des portières. Celui qui avait préparé cet assassinat avait pensé à tout. Il y avait au moins quatre hommes par véhicule. Douze hommes en tout, armés jusqu'aux dents, contre trois qui ne devaient même pas posséder un couteau suisse à eux tous.

Pitt eut une idée pour équilibrer un peu les chances. La bretelle vers Phelps Point était encore à deux cents mètres. Pas le temps. Le prochain barrage de feu les enverrait voler dans le bas-côté. Sans toucher aux freins pour ne pas alerter ses poursuivants, il jeta brusquement la Jeep dans un chemin creux, traversa deux autres chemins de terre et un fossé.

Il avait parfaitement joué. Une rafale manqua la Grand-Wagonner juste au moment où elle atterrissait sur l'herbe et volait au-dessus d'un fossé rempli d'au moins cinquante centimètres d'eau. Dans un crissement de pneus, la Jeep atteignit une route parallèle à l'autoroute.

Les poursuivants perdirent du temps à freiner dans la confusion et Pitt prit dix secondes d'avance pendant qu'ils se regroupaient et reprenaient la chasse par le même chemin.

Pour la seconde fois en quelques jours à peine, Pitt conduisait comme s'il devait gagner le Grand Prix. Mais les conducteurs de voitures de course ont l'avantage de porter un casque à visière qui protège du vent. L'air froid du matin mordait le visage de Pitt par le pare-brise cassé et il devait fréquemment tourner la tête pour échapper au vent glacé.

Ils traversèrent une longue avenue bordée de chênes avant de débouler dans un quartier résidentiel. Il lança la Jeep dans une série de rues transversales, à gauche, encore à gauche puis à droite. Mais les conducteurs des camionnettes étaient rompus à ce genre de poursuites. Ils tentèrent de lui couper la route en prenant d'autres croisements. Pitt s'arrangea pour passer chaque fois avec quelques secondes d'avance.

Les tueurs évitaient de tirer dans la zone habitée, mais resserraient sans cesse le filet et bouchaient les avenues par lesquelles leur proie aurait pu s'enfuir. Quand Pitt put prendre un tournant d'avance, il coupa ses phares et roula dans l'obscurité. Malheureusement, les réverbères le trahirent. Il essaya tous les trucs qu'il connaissait, gagnant quelques mètres ici, quelques secondes là, mais ne réussit pas à se débarrasser de ses poursuivants.

Il fit demi-tour et lança la Jeep dans une large avenue qui traversait la ville. Une station d'essence, un théâtre et diverses boutiques défilèrent le long du trottoir.

- Je cherche une quincaillerie, cria-t-il pour se faire entendre dans les hurlements de ses pneus.

- Une quoi ? demanda Sandecker, incrédule.

- Une quincaillerie ! Il doit bien y en avoir une.

- Quincaillerie Oscar Brown, annonça Giordino. J'ai vu l'enseigne juste après qu'on a quitté l'autoroute.

- Je ne sais pas ce que vous avez en tête, mais grouillez-vous ! dit l'amiral. La lumière rouge du réservoir d'essence clignote.

Pitt regarda le tableau de bord. L'aiguille était sur « vide ».

- Ils ont dû toucher le réservoir.

- À droite, là, voilà la quincaillerie d'Oscar, dit Giordino.

- Vous avez une lampe de poche ? demanda Pitt à Sandecker.

- Il y en a une dans la boîte à gants.

- Sortez-la !

Pitt jeta un dernier coup d'œil au rétroviseur. La première camionnette s'engageait dans le tournant, à deux immeubles d'eux. Il lança la Jeep dans le caniveau de gauche puis tourna vivement le volant à droite. Sandecker se raidit. Giordino cria « Oh ! Non ! »

La Jeep roula un moment sur deux roues puis retomba sur les quatre, traversa le trottoir et s'écrasa contre la vitrine de la quincaillerie. Bousculant les comptoirs, elle jeta par terre les caisses enregistreuses. Une série de râteaux et de pelles de jardin vola comme des cure-dents. La voiture passa entre deux autres comptoirs, bousculant tout dans un mélange de bonbons, de vis et d'écrous qui volèrent dans tous les sens.

Il sembla à Sandecker et à Giordino que Pitt était devenu fou. Le pied sur l'accélérateur, il ne s'arrêtait pas, parcourant le magasin comme s'il cherchait quelque chose. Le tumulte fut rehaussé par le hurlement soudain de la sirène d'alarme.

Enfin, Pitt enfonça l'avant de la Jeep dans une vitrine, provoquant une pluie de morceaux de verre. Le phare encore en état éclaira faiblement vingt ou trente armes de poing et des râteliers de fusils dans une armoire contre le mur.

- Espèce de petit fouineur ! murmura Sandecker, sidéré.

 

- Choisissez vos armes, cria Pitt au milieu des hurlements de la sirène d'alarme.

Sandecker ne se fit pas prier. Il sauta de la Jeep et fouilla le râtelier, sa lampe de poche sous le bras.

- Qu'est-ce qui vous ferait plaisir, messieurs ? cria-t-il.

Pitt saisit une paire de pistolets automatiques Commander Coït de combat, l'un d'un bleu métallique, l'autre en acier chromé. Il repoussa leurs crans d'arrêt.

- Des quarante-cinq automatiques ! Sandecker fouilla dans les boîtes et trouva le calibre qui lui convenait. Il lança deux boîtes à Pitt.

- Des Winchester Silver Tips. Qu'est-ce que vous voulez, Al ? fit-il en se tournant vers Giordino.

Celui-ci avait sorti du râtelier trois fusils Remington 1100.

- Calibre douze, double chargeur.

- Désolé,  répondit Sandecker.  Magnum numéro quatre à chevrotine, c'est tout ce que j'ai pour l'instant. Il s'accroupit et rampa vers le comptoir de peinture.

- Dépêchez-vous d'éteindre votre lampe, conseilla Pitt en tirant sur le phare encore vaillant de la Jeep.

Les camionnettes venaient de s'arrêter devant l'immeuble, hors de vue des trois hommes. Les assassins descendirent silencieusement, vêtus de leurs ninjas noires. Ils ne se précipitèrent pas vers le magasin, mais prirent leur temps.

Leur tactique de cribler de balles la Jeep et ses occupants avait été contrée par le plongeon inattendu de Pitt dans le fossé bordant l'autoroute et la traversée de Phelps Point. Il leur fallait maintenant en trouver une autre. Froidement, ils firent le point de la situation.

Un excès de confiance troubla leur jugement. Parce que les trois Américains n'avaient pas répondu à leurs coups de feu, les attaquants avaient conclu qu'ils n'étaient pas armés. Aussi étaient-ils impatients de pénétrer dans la quincaillerie et d'achever leur mission.

Le chef du groupe fut assez avisé, cependant, pour conseiller la prudence. Debout sur le trottoir d'en face, il essaya de percer l'obscurité du magasin éventré. Mais il ne distingua rien au-delà des débris que n'éclairait qu'un lampadaire solitaire. La Jeep était noyée dans l'ombre. Aucun son ne lui parvenait en dehors du sinistre hurlement de la sirène.

Son analyse de la situation fut écourtée par diverses lumières s'allumant aux fenêtres alentour. Il ne pouvait pas se permettre d'attirer une foule de témoins. Et puis cette ville était probablement pourvue d'un shérif qui n'allait sans doute pas tarder à rappliquer avec ses adjoints.

II se laissa guider par son intuition et il eut tort. Il pensa que les occupants de la Jeep étaient probablement gravement blessés après la collision, ou qu'ils se terraient de peur. Il omit d'envoyer quelques hommes couper leur retraite derrière la boutique.

Il leur donna trois minutes pour sauter dans la Jeep, finir leurs proies et revenir aux camionnettes, pensant que l'opération était aisée. Par précaution, il éteignit le lampadaire d'un coup de revolver, plongeant ainsi la rue dans l'obscurité et évitant que ses hommes puissent être visés pendant l'assaut. Il donna un coup de sifflet pour les avertir de préparer leurs armes et s'assurer qu'ils avaient bien relevé le cran d'arrêt de leurs carabines automatiques Sawa 5, 56 mm. Puis il émit trois sifflements courts et les hommes s'élancèrent.

Ils parurent glisser dans l'obscurité comme des serpents d'eau dans un bayou de Géorgie, pénétrèrent par la vitrine fracassée dans l'ombre où ils disparurent bientôt.

Soudain, un bidon de cinq litres de white spirit muni d'un chiffon en flammes tomba au milieu d'eux et explosa dans un bouquet de bleus et d'orange. À la même seconde, Pitt et Giordino ouvrirent le feu tandis que Sandecker lançait une autre de ses bombes improvisées.

Pitt tenait un Colt dans chaque main et tirait sans prendre le temps de viser. Sous les rafales, trois hommes tombèrent avant même de réaliser qu'ils étaient touchés. L'un d'eux eut cependant le temps de tirer une courte rafale qui fit exploser plusieurs boîtes de peinture et éparpilla sur les marchandises cassées et répandues sur le sol des giclées de laques multicolores.

Giordino abattit le premier homme qui tenta de traverser la vitrine brisée par la gauche. Les deux autres n'étaient que des ombres mouvantes, mais il tira sur eux jusqu'à ce que le chargeur de sa Remington soit vide. Il en saisit une autre qu'il avait pris la précaution de charger et tira, tira sans discontinuer jusqu'à ce qu'aucun coup de feu ne retentisse plus du côté des assaillants.

Pitt rechargea son arme à tâtons tout en regardant les flammes et la fumée danser sur tout l'avant du magasin. Les tueurs en ninjas noires avaient complètement disparu, cherchant frénétiquement un abri ou étendus dans le caniveau derrière la protection des trottoirs. Mais ils ne s'étaient pas enfuis. Ils étaient par là, quelque part, toujours dangereux. Pitt les savait aussi furieux et énervés qu'un essaim de guêpes dérangé.

Ils allaient se regrouper et revenir, plus astucieux, plus prudents encore, et quand ils reviendraient, ils verraient clair, car l'intérieur de la quincaillerie brillait de toutes les flammes de l'incendie qui, maintenant, attaquait les panneaux de bois. Tout le bâtiment et les hommes qui s'y trouvaient risquaient à tout moment de devenir des torches vivantes.

- Amiral ! appela Pitt.

- Par ici ! répondit Sandecker. Dans le coin peinture !

- Notre visite ici n'a que trop duré. Pouvez-vous trouver une porte de sortie pendant qu'Al et moi tenons le fort ?

- J'y vais.

- Ça va, vieux ?

Giordino fit un grand signe avec sa Remington.

- Pas de trous pour l'instant.

- Il est temps de partir. On a toujours un avion à prendre.

- D'accord !

Pitt jeta un dernier regard aux corps blottis les uns contre les autres des étrangers qu'il avait tués. Il se pencha et ôta la cagoule de l'un d'eux. Dans la lueur des flammes, il distingua un visage aux traits asiatiques. Il sentit la rage l'envahir. Le nom d'Hideki Suma passa devant ses yeux. Il ne connaissait pas cet homme, il ignorait à quoi il ressemblait, mais rien que son nom représentait le mal et l'abjection. C'était suffisant pour que Pitt n'éprouvât aucun remords envers les hommes qu'il avait abattus. Plus que jamais il se sentait déterminé à avoir la peau de ce monstre responsable de tant de morts et de chaos.

- Par le rayon bois ! cria soudain Sandecker. Il y a une porte qui donne sur le terrain de chargement.

Pitt attrapa Giordino par un bras et le poussa devant lui.

- Après toi, mon vieux. Je vous couvre.

Serrant sa Remington, Giordino se glissa à travers un tas de planches et disparut. Pitt se retourna et arrosa encore une fois l'avant du magasin, appuyant si fort et si vite sur la détente que les rafales des pistolets ressemblèrent à celles d'une mitrailleuse. Lorsque les automatiques furent vides, comme morts entre ses mains, il décida de les garder et de les payer plus tard. Il les passa dans sa ceinture et courut vers la porte.

Il y arriva presque.

Le chef de l'équipe d'assassins, plus prudent que jamais après avoir perdu six hommes, jeta deux grenades dégoupillées dans le magasin en flammes, puis une rafale de plombs qui s'écrasèrent tout autour de Pitt.

L'éclatement des grenades ravagea le cour de ce qui avait été la quincaillerie d'Oscar Brown. L'onde de choc fit tomber le plafond dans un feu d'artifice d'étincelles tandis que le rugissement de l'explosion fit éclater toutes les fenêtres de Phelps Point et se répandit jusque dans la campagne environnante. Il n'en resta plus qu'un chaudron brûlant sur une étagère mystérieusement épargnée au milieu d'un pan de mur encore debout.

La déflagration prit Pitt par-derrière et le poussa jusqu'à l'extérieur et, par-dessus le terrain de déchargement, jusqu'à une allée derrière le magasin. Il atterrit sur le dos, le souffle coupé. Il resta un moment immobile, essayant de respirer. Giordino et Sandecker le remirent debout et l'aidèrent à traverser en titubant la cour d'une maison voisine jusqu'à l'abri temporaire d'un kiosque à musique, de l'autre côté de la rue.

L'alarme du magasin avait cessé de hurler lorsque les fils électriques avaient pris feu. Ils entendirent approcher les sirènes des voitures de police et de pompiers, qui se hâtaient vers le lieu de l'incendie.

Giordino avait toujours eu un talent particulier pour prononcer le mot de la fin. Il ne manqua pas cette nouvelle occasion tandis que tous les trois, allongés sur le plancher du kiosque, épuisés, meurtris, remerciaient Dieu d'être encore en vie.

- Vous croyez, dit-il en regardant rêveusement les flammes, que nous avons dit quelque chose qui ne leur a pas plu ?

 

 

C'était samedi soir et Las Vegas grouillait de voitures roulant lentement le long du boulevard, taches de couleurs brillantes sous la multitude des lumières électriques. Comme les élégants noctambules commençaient à vivre au crépuscule dans leurs atours dégoulinants de bijoux, les hôtels vieillissants de Las Vegas Boulevard cachaient leur apparence triste et leur architecture austère derrière une aurore boréale de brillantes lumières, tentant de persuader la foule de venir dépenser toujours plus d'argent.

Avec le temps, leur style et leur sophistication avaient disparu. Le clinquant exotique et le décor « bordels des années 30 » à l'intérieur des casinos semblaient aussi tristes et indifférents que les croupiers des tables de jeux. Même les clients, hommes et femmes qui, autrefois, s'habillaient avec élégance pour assister aux brillants dîners, arrivaient maintenant en short, en bras de chemise et pantalon de polyester.

Stacy appuya la tête contre le dossier de l'Avanti décapotable et regarda les hautes enseignes lumineuses annonçant les spectacles et les hôtels. Ses cheveux blonds volaient dans la brise du désert et ses yeux paraissaient refléter les lumières. Elle aurait bien aimé se détendre et profiter du séjour pour faire du tourisme, mais il s'agissait d'un voyage strictement professionnel.

Weatherhill et elle-même devaient jouer le rôle qu'on leur avait assigné et passer pour de riches personnages en voyage de noces.

- De combien disposons-nous pour jouer ? demanda-t-elle.

- De deux mille dollars de la poche du contribuable, répondit Weatherhill en surveillant la circulation.

- Voilà qui devrait me permettre d'occuper les machines à sous pendant au moins quatre heures, dit-elle en riant.

- Les femmes et les machines à sous ! soupira-t-il. Ça doit avoir un rapport avec le levier qu'on tire à pleines mains.

- Alors, comment expliques-tu la fascination des hommes pour les dés ?

Stacy se demanda ce que Pitt aurait répondu. Sans doute une remarque acide et chauvine. Weatherhill, lui, ne répliqua pas. L'esprit de repartie n'était pas son point fort. Pendant tout le trajet à travers le désert, en venant de Los Angeles, il l'avait assommée d'une interminable conférence sur l'éventualité d'une guerre des étoiles.

Après que Weatherhill se fut échappé du camion transportant les voitures piégées, Jordan leur avait ordonné de retourner à Los Angeles. Une autre équipe d'experts en surveillance avait pris le relais et suivi le semi-remorque jusqu'à Las Vegas et l'hôtel Pacific Paradise...

D'après leur rapport, il était reparti à vide après avoir déposé les voitures dans un parking souterrain.

Jordan et Kern avaient alors mis au point une mission au cours de laquelle Stacy et Weatherhill devaient voler un compresseur de climatiseur contenant une bombe, afin qu'on puisse en étudier les détails, il aurait été trop risqué de le faire pendant le trajet routier. On avait également pris le temps de construire une réplique à partir des dimensions communiquées par Weatherhill.

- Voilà l'hôtel, dit-il enfin en montrant une grande enseigne festonnée de palmiers en néon et de dauphins lumineux qui n'en finissaient pas de sauter autour de l'enseigne. En grandes lettres électriques, l'hôtel promettait le plus grand spectacle aquatique du monde. Une autre enseigne, sur le toit du bâtiment, annonçait avec des clignotements rosés, bleus et verts que l'immense complexe se trouvait être le Pacific Paradise.

L'hôtel était en béton peint en bleu clair et percé de fenêtres rondes comme des hublots. Stacy pensa qu'on aurait dû faire avaler son thé à l'architecte pour avoir imaginé quelque chose d'aussi laid.

Weatherhill passa l'entrée principale, longea de longues piscines décorées en jungle tropicale avec une multitude de toboggans et de chutes d'eau tout autour de l'hôtel et du terrain de parking.

- Y a-t-il quelque chose que Hideki Suma ne possède pas ? dit Stacy en regardant cette monstruosité.

- Le Pacific Paradise n'est qu'un des six hôtels sur lesquels il a mis la main.

- Je me demande ce que dirait la Commission des Jeux du Nevada si elle savait qu'il y a quatre bombes sous le casino ?

- Elle s'en ficherait probablement, dit Weatherhill, du moment que les croupiers ne sont pas mécaniciens.

- Mécaniciens ?

- Des tricheurs professionnels.

Il arrêta l'Avanti devant l'entrée principale et donna un pourboire au portier qui sortit leurs bagages du coffre. Un employé gara la voiture et ils se présentèrent à la réception, Stacy prenant de son mieux le regard plein d'étoiles d'une jeune mariée. Elle avait connu ça dans le passé, mais eut du mal à se le remettre en mémoire.

Dans leur chambre, Weatherhill ouvrit une valise et en tira une liasse de plans de l'hôtel qu'il étala sur le lit.

- Ils ont parqué les voitures dans cette grande cave au troisième sous-sol.

Stacy étudia le plan qui représentait tout le dernier sous-sol et un rapport de l'équipe de surveillance.

- Béton renforcé et revêtu d'acier, lut-elle à haute voix. Une grande porte d'acier du sol au plafond. Caméras de surveillance, trois gardes et deux dobermans. Nous ne pourrons pas nous y attaquer de front. Il est assez simple d'éviter les systèmes électroniques, mais le facteur humain plus les chiens, c'est trop pour nous.

- Nous passerons par le système d'aération, dit son compagnon en montrant une section du plan.

- Une chance pour nous qu'il y en ait un !

- C'est une obligation dans ce genre de constructions. Sans aération pour éviter contraintes et expansion du béton, il se formerait des fissures qui pourraient affecter les fondations de l'hôtel.

- D'où part le système ?

- Du toit.

- C'est trop haut pour notre équipement.

- Nous pourrons pénétrer par une salle de service au niveau du second sous-sol.

- Tu veux que j'y aille ?

- Tu es plus petite que moi, d'accord, mais les systèmes nucléaires, c'est ma spécialité. Je prendrai donc les tuyaux et toi, tu t'occuperas des câbles.

Elle examina les dimensions des conduits d'aération.

- Ce sera juste ! J'espère que tu n'es pas claustrophobe.

Weatherhill et Stacy, un sac de sport et des raquettes à la main, passèrent sans se faire remarquer, comme un couple se rendant au terrain de tennis de l'hôtel. Après avoir attendu un ascenseur vide, ils descendirent au deuxième niveau des parkings où Weatherhill ouvrit la porte de la réserve en moins de cinq secondes.

Un réseau de tuyaux d'eau et de vapeur tapissait l'intérieur ainsi que des cadrans de réglage de la température et de l'humidité. Une rangée d'armoires contenait des balais et du matériel de nettoyage ainsi que des câbles pour recharger éventuellement les batteries des voitures restées en panne dans le parking.

Stacy ouvrit rapidement le sac de sport et en tira divers équipements tandis que Weatherhill enfilait une combinaison de nylon. Il attacha ensuite par-dessus une ceinture Delta et un harnais. Stacy assembla un tube à piston actionné par ressorts, muni d'un canon de gros diamètre, curieusement appelé « fusil à grappin », l'attacha à un grappin métallique, un étrange objet recouvert de roues semblables à des roulements à billes avec une poulie au centre. Après quoi elle déroula un mince câble de nylon qu'elle attacha au fusil à grappin et au grappin métallique.

Weatherhill consulta une dernière fois le plan du conduit. Un gros tuyau vertical venant du toit rejoignait deux conduits plus petits qui couraient horizontalement entre le plafond et le plancher des parkings. Le conduit qui passait par la cave où étaient garées les voitures piégées courait entre le plancher sur lequel ils se tenaient et le plafond du parking inférieur.

Weatherhill prit une petite scie à piles et commença à découper un large trou dans la mince feuille de métal du mur. Trois minutes après, il retira le rond découpé, prit une lampe de poche et éclaira l'intérieur du conduit.

- Ça descend sur environ un mètre avant de virer vers la cave, dit-il.

- Ensuite, ça fait quelle distance ?

- D'après le plan, à peu près dix mètres.

- Est-ce que tu pourras franchir le coude, là où le conduit passe de la verticale à l'horizontale ?

- Si je retiens mon souffle, répondit-il en souriant.

- Vérification radio, dit Stacy en mettant sur sa tête un léger casque muni d'un micro.

Il se tourna et murmura dans le minuscule émetteur attaché à son poignet.

- Essai, essai, comment me reçois-tu ?

- Clair comme du cristal. Et toi ?

- Bien.

Elle lui donna une tape d'encouragement puis se pencha au-dessus du conduit et pressa la détente du fusil à grappin. Le piston envoya le grappin métallique qui fila dans l'obscurité où son élan et ses roues lui permirent de passer le coude. Ils l'entendirent continuer sa course quelques secondes dans le conduit, entraînant derrière lui le câble de nylon. Puis il y eut un claquement métallique indiquant qu'il s'était arrêté en atteignant la grille filtrante sur le mur de la cave. Alors Stacy appuya sur une autre gâchette et deux baguettes jumelles sortirent du grappin, se calèrent sur les parois du conduit et le coincèrent solidement en place.

- J'espère que tu t'es bien entraînée au cours de gym, dit Weatherhill en glissant les cordes dans les crochets de son harnais, parce que tes pauvres petits muscles vont en prendre un coup !

Elle sourit et montra la poulie qu'elle avait déjà attachée à l'un des câbles et à un tuyau d'eau.

- Tout est dans la prise, fit-elle avec espièglerie.

Weatherhill attacha la lampe, petite, mais puissante, à son poignet. Il se pencha et prit dans le sac ce qui paraissait une réplique exacte du compresseur de climatisation. Il l'avait fabriquée pour la mettre à la place de celui qu'il était sur le point de voler.

- Bon, je ferais mieux d'y aller, maintenant.

Il se laissa tomber la tête la première dans le conduit vertical, le faux compresseur à bout de bras tandis que Stacy tendait le câble, n y avait beaucoup d'espace à cet endroit, mais quand il arriva au coude où le conduit devenait horizontal, il dut se contorsionner pour passer. Il se mit sur le dos pour courber son corps à la forme de l'étroit conduit. Enfin, il réussit.

- OK, Stacy, tu peux tirer, dit-il dans le micro de son poignet.

- Comment te sens-tu ?

- Disons que je peux à peine respirer.

Elle enfila une paire de gants et commença à hisser l'une des cordes de nylon qui passait autour de la poulie du grappin et était accrochée au harnais de Weatherhill, le tirant ainsi dans l'étroit passage du conduit d'aération.

Il ne pouvait pas faire grand-chose pour l'aider, sauf souffler quand il la sentit tirer sur la corde. Il commença à transpirer dans sa combinaison de nylon. Il n'y avait pas d'air conditionné dans le conduit d'aération et l'atmosphère qui venait du toit était chaude et suffocante.

Stacy non plus ne jouissait pas d'une température agréable. Les tuyaux de vapeur couraient le long des murs de la pièce et tenaient lieu de calorifère. Il régnait maintenant une humidité proche de celle d'un bain de vapeur.

- J'aperçois le grappin et la grille d'aération, annonça-t-il au bout de huit minutes.

Cinq mètres encore et il l'atteignit. Les plans ne mentionnaient aucun circuit de surveillance télévisée dans la cave, mais il s'assura quand même qu'il n'y avait aucune caméra. Il tira de sa poche un petit palpeur et chercha les éventuels lasers ou détecteurs de chaleur. Heureusement, la pièce en était dépourvue.

Cela le fit sourire. Tous les moyens élaborés de défense ou d'alarme se trouvaient à l'extérieur des parkings, un défaut assez répandu des systèmes de sécurité.

Il ôta les vis.

- Je suis dedans, annonça-t-il à Stacy.

- Je te reçois.

Il éclaira la cave en tournant tout autour le rayon de sa lampe. Les voitures piégées paraissaient doublement menaçantes, dans l'obscurité, entre ces murs épais de béton. Il était difficile d'imaginer une telle puissance de destruction dans un lieu comme celui-ci.

Weatherhill se mit debout et détacha son harnais. Il se dirigea vers la voiture la plus proche, prit quelques outils attachés à l'une de ses jambes, les posa sur le pare-chocs et mit le faux compresseur par terre. Puis, sans prendre la peine de regarder à l'intérieur de la voiture, il glissa la main vers la manette et débloqua le capot.

II contempla un moment la vraie bombe, comme pour la soupeser. Elle devait exploser sur un signal radio codé. Ça, il le savait, il était peu probable qu'un simple mouvement puisse activer le mécanisme. Les ingénieurs de Suma avaient sûrement fabriqué une bombe capable d'absorber les chocs d'une automobile conduite à grande vitesse sur des routes plus ou moins bien entretenues. Mais il n'avait pas l'intention de prendre de risques, d'autant moins que l'on ignorait toujours la cause de l'explosion d'un de ces engins sur le Divine Star.

Weatherhill repoussa ces pensées négatives et se mit au travail, détachant les conduits de pression du compresseur. Comme il le pensait, les plombs électriques alimentant les bobines de l'évaporateur servant d'antenne étaient exactement où lui-même les aurait placés, fl déconnecta les plombs, les reconnecta au faux compresseur sans abîmer les circuits. Maintenant, il pouvait prendre son temps pour dévisser les boulons retenant le compresseur.

- La bombe est sortie sans encombre de la voiture, dit-il. Je fais l'échange.

Six minutes plus tard, le faux compresseur était en place et connecté.

- Je m'en vais.

- Prête à te ramener, répondit Stacy.

Weatherhill s'approcha du conduit d'aération et remit son harnais. Soudain, il remarqua quelque chose que l'obscurité de la cave lui avait caché.

Quelque chose assis sur le siège avant de la voiture, il promena le rayon de sa lampe autour de la cave, il vit que les quatre voitures étaient munies de cette sorte de machine, installée derrière le volant. La cave était fraîche, mais Weatherhill eut soudain l'impression d'être dans un sauna. Tenant toujours la lampe d'une main, il s'essuya le front avec sa manche et se baissa jusqu'à avoir le visage au niveau de la vitre du côté conducteur.

Il aurait été ridicule d'appliquer à cette chose derrière le volant le nom de robot ou d'homme mécanique. À plus forte raison d'androïde comme on en trouve dans les romans de science-fiction. La tête était une sorte de système visuel informatisé perché sur une tige de métal avec, pour la poitrine, une boîte pleine d'électronique.

Les mains d'acier ressemblaient aux serres d'un oiseau de proie, avec trois doigts agrippés au volant. Les bras et les jambes étaient articulés aux bons endroits, mais toute ressemblance avec un homme s'arrêtait là.

Weatherhill étudia plusieurs minutes ce conducteur mécanique, fixant le système dans sa mémoire.

- Fais le point, s'il te plaît, ordonna Stacy, inquiète de son retard.

- J'ai trouvé quelque chose d'intéressant, répondit-il. Un nouvel accessoire.

- Tu as intérêt à te bouger !

Il fut heureux de partir. Les robots assis là dans l'obscurité silencieuse, en attente de l'ordre de mener la voiture vers la cible programmée, commençaient à ressembler à des squelettes. Il accrocha les cordes de son harnais, s'allongea sur le sol froid et, levant les pieds, se mit en position contre le mur.

- À toi de jouer !

Stacy appuya une jambe sur un tuyau et commença à tirer sur la corde qui coulissait sur la poulie du grappin. À l'autre bout, les pieds de Weatherhill atteignirent le conduit de ventilation. Il y entra comme il en était sorti sauf que, cette fois, le compresseur qu'il tenait à la main contenait une bombe nucléaire.

Dès qu'il fut complètement dans le conduit, il appela Stacy.

- Attends un peu que je replace le grappin et la grille du conduit. Je ne tiens pas à laisser des indices de notre visite.

Une main sur l'autre, travaillant autour du compresseur piégé, il leva le grappin et fixa les baguettes de maintien contre les parois du conduit. Puis il tira la grille et remit en place les vis de fixation... Après quoi il s'accorda un instant de détente. Il ne lui restait qu'à se laisser tirer, Stacy faisant tout l'effort physique. Il contempla la bombe et se demanda quelles étaient ses chances de survie.

- Ça y est, je vois tes pieds ! dit enfin Stacy.

Elle ne sentait plus ses muscles et son cour battait sous l'effort.

Lorsqu'il sortit de l'étroit boyau horizontal, il l'aida autant qu'il put en poussant. Il y avait maintenant assez d'espace pour passer la bombe par-dessus son épaule. Stacy la prit et la posa par terre. Avec un chiffon doux, elle confectionna une sorte de maillot autour du cylindre et posa cette poupée dans le sac de sport. Puis elle revint vers Weatherhill et l'aida à sortir.

Il dénoua les cordes de nylon et se débarrassa du harnais tandis que Stacy, en actionnant la seconde gâchette, décrocha les pointes du grappin et, tirant sur les cordes et les enroulant à mesure, récupéra le matériel. Elle remit le tout dans le sac de sport. Weatherhill, pendant ce temps, avait remis ses vêtements de tennis. Ils refermèrent le panneau du conduit.

- Tu n'as pas été dérangée ?

- Non. Quelques personnes sont entrées et sorties du parking mais aucun employé n'est venu par ici. Qui croirait que nous avons une bombe nucléaire là-dedans ? ajouta-t-elle en montrant le sac de sport.

- Oui, et une bombe assez puissante pour transformer en poussière l'hôtel tout entier.

- Des problèmes ?

- Aucun, sauf que j'ai découvert que notre ami Suma avait dans son sac des tours que nous ne connaissions pas encore. Les voitures sont conduites par des robots. Il n'aura besoin de personne pour les emmener sur les lieux d'explosion.

- Quelle ordure ! s'exclama Stacy, toute fatigue oubliée. Ainsi, il ne risque pas les remords de dernière minute, l'arrière-pensée d'un conducteur qui refuserait de faire sauter l'engin, personne à questionner, personne pour le trahir si la police arrêtait la voiture !

- Suma ne serait pas arrivé où il en est s'il était idiot. C'est rudement malin d'utiliser des robots pour faire son sale boulot ! Le Japon est le premier pays du monde en robotique et il sera sans doute facile de prouver que toutes les facilités dont il dispose à Edo City ont joué une large part dans son organisation.

Stacy ouvrit soudain de grands yeux, choquée par une pensée affreuse.

- Et si son centre de mise à feu était gardé et actionné par des robots ?

Weatherhill remonta la fermeture Éclair de son blouson.

- Ça, c'est le problème de Jordan. Mais à mon avis, il doit être pratiquement impossible d'y pénétrer.

- Alors, nous ne pourrons pas arrêter Suma ni l'empêcher d'appuyer sur le bouton !

- Peut-être que non, fit Weatherhill d'un ton attristé. Ses moyens dépassent largement les nôtres.

 

 

Toshie, vêtue d'un court kimono très éloigné de ceux des geishas, fit un discret salut de la tête en tendant à Suma une large serviette de bain. Celui-ci sortait en effet d'un sauna, il noua la serviette autour de lui et se laissa tomber sur un tabouret bas recouvert d'un coussin. Toshie s'accroupit et commença à lui masser les pieds.

Toshie était la fille d'un pêcheur pauvre, quatrième de huit enfants, quand Suma la vit pour la première fois. C'était une petite fille maigre, un peu laide, que les garçons ignoraient jusqu'à ce qu'elle devienne, plus tard, une belle fille magnifiquement proportionnée, à la poitrine bien plus développée que chez la plupart des Japonaises. Peu à peu, ses traits ingrats se transformèrent, ses pommettes saillantes rehaussées de grands yeux sombres.

Suma, se promenant seul au crépuscule, l'avait observée tandis qu'elle surfait sur les grosses vagues de l'océan. Elle portait ce jour-là un maillot très fin que l'eau rendait transparent, et ne cachant plus rien.

Il avait été captivé. Sans lui parler, il s'était enquis de son nom et, dès que les étoiles étaient apparues, il avait fait un marché avec le père de la jeune fille et acheté Toshie pour une somme qui avait fait du malheureux pêcheur l'homme le plus riche de l'île, patron d'un bateau de pêche tout neuf muni du dernier cri de l'électronique.

D'abord, Toshie avait été folle de chagrin et d'angoisse de quitter sa famille, mais, peu à peu fascinée par la fortune et la puissance de Suma, elle s'était sentie attirée par lui. À sa façon, elle avait commencé à apprécier son rôle un peu ancillaire de secrétaire et de maîtresse. Il lui avait fait donner des leçons par les meilleurs professeurs, apprendre les langues, les affaires, la finance, il l'avait initiée aux secrets de la mode et à toutes les subtilités de l'amour physique.

Toshie savait qu'il ne l'épouserait jamais. Il y avait trop d'autres femmes et Hideki était incapable de n'en aimer qu'une. Mais il était gentil avec elle et elle savait que, lorsque le temps serait venu pour elle de se retirer, il saurait se montrer généreux.

Kamatori, vêtu d'un yukata jaune orné d'oiseaux bleus, était assis un peu plus loin à une table basse laquée, en face de Ray Orita, et buvait du thé. Par respect pour leur supérieur, tous deux attendaient que Suma, parle le premier.

Suma les ignora quelques minutes, tout au bien-être que lui procuraient les massages de Toshie. Kamatori évitait de son mieux les regards furieux de son patron et gardait les yeux baissés. C'était la deuxième fois qu'il perdait la face cette semaine et il en était très humilié.

- Alors, ton équipe de tarés a raté son coup ! dit enfin Suma.

- Il y a eu un contretemps, fit Kamatori en contemplant la surface de la table.

- Contretemps ! aboya Suma. Désastre serait plus proche de la vérité !

- Pitt, l'amiral Sandecker et l'homme appelé Giordino ont eu beaucoup de chance.

- Ce n'était pas de la chance ! Tes sbires ont sous-estimé les Américains et leur ruse.

- On sait toujours comment réagissent les agents professionnels, dit Kamatori, ne trouvant que cette mauvaise excuse. Les amateurs ne suivent jamais les règles.

Suma fit signe à Toshie d'arrêter les massages.

- Combien d'hommes as-tu perdus ?

- Sept, y compris le chef.

- J'espère qu'aucun n'a été capturé ?

- On a récupéré tous les cadavres et les survivants ont pu s'échapper avant l'arrivée de la police locale. Ils n'ont rien laissé qui puisse être un indice.

- Raymond Jordan saura très bien d'où venait le coup ! intervint Ray Orita.

- Ça m'est parfaitement égal, grogna Kamatori avec mépris. Lui et ses pauvres petites équipes du MAIT ne disposent plus d'aucune force réelle. Le côté japonais de cette opération est enfin terminé.

Suma ignora le thé et prit une petite coupe de saké que lui tendait Toshie.

- Jordan peut encore être dangereux si ses agents découvrent où se trouve notre centre de commandement.

- Jordan et Kern nageaient complètement quand j'ai coupé le contact, il y a vingt-quatre heures, dit Orita avec assurance. Ils n'avaient aucune idée du site.

- Ils essaient de trouver les voitures piégées, insista Suma. De cela nous sommes sûrs. Kamatori haussa les épaules avec indifférence.

- Jordan chasse des ombres dans un miroir de fumée. Les voitures sont parfaitement cachées et gardées. Il y a encore une heure, aucune n'avait été trouvée ni confisquée. Et même si leurs agents tombent par hasard sur quelques-unes et neutralisent leurs bombes, ça sera trop peu et trop tard. Nous en avons encore plus qu'il n'en faut pour créer un écran électromagnétique sur la moitié de la terre.

- Des nouvelles du KGB ou des services de renseignements de la Communauté européenne ?

- Ils sont complètement dans le noir, répondit Orita. Pour des raisons inconnues, Jordan ne leur a rien révélé de ses recherches.

Kamatori but son thé et regarda par-dessus sa tasse.

- Tu l'as battu, Hideki. Nos techniciens en robotique ont pratiquement terminé le système électronique de l'arme. Bientôt, très bientôt, tu seras en mesure de dicter tes volontés au monde occidental décadent.

Le visage de marbre de Suma reflétait sa satisfaction maligne. Comme tant d'hommes gâtés par l'argent, Suma avait dépassé de très loin la simple richesse et atteint le plus haut degré de la corruption, l'intarissable soif du pouvoir absolu.

- Je crois, dit-il avec un plaisir teinté de sadisme, qu'il est temps de mettre nos hôtes au courant de la raison de leur présence ici.

- Puis-je faire une suggestion ? demanda Orita. Les gaijins sont impressionnés par le rang social et la puissance. On mesure facilement leur psychologie par la révérence qu'ils ont envers les gens à la mode et les fortunés du monde. Vous êtes le plus important expert financier de la planète. Laissez cette femme et le sénateur trembler d'inquiétude et restez lointain et hors de portée. Envoyez quelqu'un d'autre tourmenter leur curiosité en leur donnant des miettes d'informations jusqu'à ce qu'ils soient moralement prêts pour votre honorable apparition et vos ordres divins.

Suma réfléchit à l'idée d'Orita. Ce jeu enfantin flattait son ego, mais il avait aussi un côté pratique. Il regarda Kamatori.

- Moro, je te laisse commencer l'initiation de nos hôtes.

Loren se sentait perdue. Elle ne s'était jamais sentie aussi perdue de sa vie. On l'avait droguée juste après son enlèvement à la course de voitures et il n'y avait que deux heures qu'elle recommençait à penser clairement.

Quand enfin avait disparu le brouillard que la drogue avait instillé dans son cerveau, elle s'était retrouvée dans une chambre magnifiquement meublée, pourvue d'une salle de bains de très grand luxe. Le décor était très Pacifique Sud, avec du rotin et une petite forêt de plantes en pots. Le plancher était en cèdre ciré et les murs recouverts de tissu ressemblant à des palmes tissées.

Cela lui rappelait un village de vacances où elle avait séjourné à Tahiti - sauf pour un point : il n'y avait de poignées ni à la porte ni à la fenêtre.

Elle ouvrit une armoire et regarda. De nombreux kimonos de soie y pendaient. Elle en essaya un et fut surprise de découvrir qu'il semblait fait sur mesure. Dans les tiroirs, elle trouva de la lingerie à sa taille exacte, comme l'étaient les sandales alignées au bas de l'armoire.

« J'ai l'impression d'être prisonnière dans un donjon », pensa-t-elle.

Ceux qui l'avaient capturée ne paraissaient pas décidés à la torturer ou à la tuer. Elle tenta de ne pas se poser de questions sur cet enlèvement. Elle ne voulait voir que le côté le moins angoissant de la situation et se détendit dans un bain de mousse. En se séchant, elle constata qu'il ne manquait vraiment rien dans cette salle de bains de star, ni les cosmétiques ni les parfums de luxe.

Elle venait de passer un kimono rosé et blanc quand elle entendit frapper. Kamatori entra tranquillement.

Il resta un moment silencieux, les mains dans les manches de son yukata, une expression de mépris hautain sur le visage. Son regard monta lentement des pieds nus de Loren à sa poitrine puis à son visage.

Loren serra plus étroitement le kimono et noua la ceinture. Puis elle se tourna vers lui.

- Est-ce que les hommes japonais entrent toujours dans la chambre des dames sans y avoir été invités ?

- Mes profondes excuses, dit Kamatori dont le ton sarcastique démentait les propos. Je n'avais nullement l'intention de manquer de respect à une politicienne américaine renommée.

- Que voulez-vous ?

- Je suis envoyé par M. Hideki Suma pour m'assurer que vous ne manquez de rien. Mon nom est Moro Kamatori. Je suis l'ami, le garde du corps et le confident de M. Suma.

- Et je suppose qu'il est le responsable de mon enlèvement ? Le désagrément n'est que temporaire, je vous le promets.

- Pourquoi suis-je retenue en otage ? Qu'espère-t-il gagner d'autre que la haine et la vengeance du gouvernement américain ?

- Il souhaite votre coopération pour porter un message à votre Président et au Congrès.

- Dites à M. Suma de se le mettre où je pense et de le porter lui-même !

« La grossièreté est fille de la vulnérabilité », pensa Kamatori. Il était satisfait. Il décida de briser la première ligne de défense de Loren.

- Quelle coïncidence ! C'est précisément les mots exacts du sénateur Diaz, sauf que ses paroles étaient plus crues.

- Mike Diaz ? Vous l'avez enlevé aussi ? demanda

Loren dont la bravoure apparente se fissurait rapidement.

- On vous a amenés ici ensemble.

- C'est quoi, « ici » ?

- Une île touristique au large des côtes du Japon.

- Suma est fou !

- Je ne crois pas, dit patiemment Kamatori. Il est au contraire très sage et très intuitif. Et dans quelques jours, il annoncera au monde les règles qu'il compte imposer aux économies occidentales pour l'avenir.

La colère rougit les joues de Loren.

- Il est encore plus dingue que je ne le croyais !

- Je ne crois pas. Aucun homme dans l'histoire n'a jamais accumulé autant de richesses. Et il ne l'a pas fait par ignorance. Bientôt, vous serez bien obligée de croire qu'il peut aussi imposer son contrôle absolu sur votre gouvernement et son économie. Vous pourrez bientôt envisager de changer de partenaires.

Loren n'arrivait pas à croire à une telle stupidité.

- Si quelque chose arrive au sénateur Diaz ou à moi-même, M. Suma et vous allez souffrir ! Le Président et le Congrès ne se croiseront pas les bras pendant que vous nous retenez en otages !

- Les terroristes musulmans ont gardé des Américains en otages pendant des années sans qu'ils fassent rien, répondit Kamatori qui paraissait beaucoup s'amuser. Votre Président a été averti de votre disparition une heure après et on lui a aussi appris le nom du responsable. Vous pouvez me croire sur parole. Il a ordonné que rien ne soit tenté pour vous rechercher et que les médias ne soient pas tenus au courant. Ni vos amis, ni vos parents, ni vos collègues du Congrès ne savent qu'on vous a discrètement emmenée au Japon.

- Vous mentez ! Mes amis ne resteraient pas sans rien faire !

- Est-ce que par « amis » vous voulez dire Dirk Pitt et Albert Giordino ?

L'esprit de Loren était en ébullition. Elle était sur le point de s'écrouler.

- Vous les connaissez ?

- Oui. Ils se sont mêlés de choses qui ne les regardaient pas et ils ont eu un accident.

- Sont-ils blessés ?

- Je ne sais pas, mais je puis affirmer qu'ils ne s'en sont pas tirés indemnes.

Loren chercha quelque chose à dire. Ses lèvres tremblaient.

-  Pourquoi moi ? Pourquoi le sénateur Diaz ?

- Vous et le sénateur n'êtes que des pions sur le jeu stratégique de la puissance économique, expliqua Kamatori. Ainsi, ne vous attendez pas à être relâchée avant que M. Suma ne le permette. Vos Forces spéciales perdraient leur temps si elles essayaient d'attaquer parce que vos services de renseignements ne savent même pas où vous êtes. Et même s'ils le savaient, une armée n'aurait aucun moyen de pénétrer nos défenses. De toute façon, le sénateur et vous serez libres et mis dans un avion pour Washington après-demain.

L'étonnement qu'il lut dans les yeux de Loren était bien celui qu'attendait Kamatori. Il tira ses mains de ses manches, les tendit vivement et arracha le kimono de Loren jusqu'à la taille en lui maintenant, les bras en arrière. Puis il sourit avec sadisme.

- Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour rendre votre court séjour agréable. Je pourrais peut-être aussi vous apprendre comment une femme doit se comporter en face d'un homme !

Puis il se retourna et frappa deux coups sourds sur la porte. Elle fut ouverte vers l'intérieur par un garde que Loren ne vit pas. Kamatori sortit, laissant à la jeune femme une idée très claire de ce qui pourrait lui arriver avant de recouvrer la liberté.

 

 

- La voilà ! dit Mel Penner en ôtant la couverture posée sur une grande table avec des gestes de magicien.

Il fit apparaître la maquette en trois dimensions d'une île entourée d'une mer de plâtre peinte en bleu et décorée de minuscules bâtiments et d'arbres nains.

- L'île de Soseki, autrefois appelée Ajima, présenta-t-il.

- Vous avez fait un travail superbe ! le complimenta Stacy. On dirait une vraie île.

- Je suis un vieil amateur de trains miniatures, fit fièrement le directeur des Opérations sur le Terrain. Mon passe-temps favori est de construire des dioramas.

Weatherhill se pencha vers la table pour examiner les falaises abruptes montant de la mer.

- Quelles sont les dimensions ?

- Quatorze kilomètres à son point le plus large. À peu près la même configuration que San Miguel, l'une des îles au large de la côte californienne.

Penner sortit un mouchoir de sa poche et s'épongea le front. Le climatiseur maintenait une température confortable dans le petit immeuble à peine plus grand qu'une hutte et qui s'élevait sur le sable d'une plage de l'île de Koror, à Palau. Mais l'appareil ne pouvait rien contre l'humidité énorme qui régnait sur l'île.

Stacy, vêtue d'un short et d'un léger sweat-shirt, fit le tour de la table en admirant le modèle réduit de Penner. La chaîne rocheuse reliée par des ponts miniatures et les pins tordus donnaient à l'île un aspect un peu mystique.

- Ce doit être... paradisiaque, dit-elle après avoir cherché le mot juste.

- Ce n'est pas exactement le mot qui me vient à l'esprit, murmura Pitt en faisant tinter les glaçons dans son verre.

Il portait un T-shirt de la NUMA sur un maillot de bain. Ses longues jambes bronzées étaient appuyées sur une chaise.

- Ça ressemble peut-être au jardin d'Eden à l'extérieur, mais dedans, c'est l'enfer et tous ses Demons.

- Tu crois que l'arsenal nucléaire de Suma et le centre de contrôle de la mise à feu sont effectivement sous l'île ? demanda Frank Mancuso, le dernier des cinq membres de l'équipe arrivé au Point de Rassemblement des Informations du Pacifique Sud.

- Nous n'en sommes pas certains, répondit Penner. Stacy tendit la main pour toucher les falaises presque verticales au-dessus de la mer.

- Il n'y a pas de place pour charger ou décharger des navires. Ils ont dû faire venir les matériaux de construction par avion.

- Je me demande comment ils ont pu le construire sans que nos satellites espions aient détecté leur activité, s'étonna Weatherhill.

Une expression de fierté sur le visage, Penner souleva une partie de la mer de plâtre allant de l'île au bord épais de sa table. Il montra un petit tube courant dans la matière grisâtre.

- Un tunnel, expliqua-t-il. Les ingénieurs de Suma ont construit un tunnel qui commence sous le niveau souterrain le plus profond d'Edo City et court sur dix kilomètres jusqu'à la côte et sur cinquante kilomètres sous le sol de Soseki.

- Avantage Suma, dit Pitt. Notre satellite n'a remarqué aucune activité inhabituelle parce que la terre excavée du tunnel a été enlevée en même temps que celle retirée pour la construction de la ville.

- Une couverture parfaite, admit Giordino.

Il déplaça sa chaise et regarda pensivement la maquette. Lui ne portait qu'un short en Jean et rien d'autre.

- C'est le tunnel le plus long du monde, poursuivit Penner, plus long que celui que les Japonais ont creusé sous l'océan, de Honshu à Hokkaido.

Weatherhill n'en revenait pas.

- C'est une entreprise incroyable ! Dommage que tant d'efforts n'aient pas été déployés à des fins plus pacifiques. En tant qu'ingénieur des mines, Mancuso était à même d'apprécier les énormes problèmes qu'engendré un aussi vaste projet.

- En ne travaillant que d'un côté, il a dû leur falloir au moins sept ans, dit-il, très impressionné.

- Travaillant vingt-quatre heures sur vingt-quatre, le détrompa Penner, avec le tout dernier équipement d'excavation, les ingénieurs de Suma n'en ont mis que quatre.

- C'est d'autant plus fantastique que ça s'est fait dans le plus grand secret, dit Stacy qui n'avait cessé d'admirer la maquette depuis que Penner l'avait découverte.

Celui-ci leva une autre partie de la maquette, révélant un labyrinthe miniature de passages et de salles, s'étendant comme les rayons d'une roue à partir d'une grande chambre sphérique.

- Ici, nous avons l'intérieur du complexe. L'échelle n'est peut-être pas tout à fait exacte, mais j'ai fait ce que j'ai pu à partir des plans ébauchés que Jim Hanamura nous a fait passer.

- Je trouve que c'est un travail extraordinaire, protesta Stacy. Les détails sont tellement précis !

- Une partie est purement imaginée, mais Kern a fait appel à une équipe de projeteurs et d'ingénieurs qui ont déterminé les dimensions, assez proches de ce que je crois être celles de l'original.

Il distribua les plans aux quatre membres du MAIT.

- Voici les plans de la partie du tunnel partant de Edo City et le centre de contrôle tel que calculé et détaillé par les gars de Kern.

Chacun déplia les plans et étudia la répartition des salles de l'usine qui représentait la plus grande menace que le monde libre ait jamais connue depuis la crise des missiles de Cuba.

Personne ne parlait. Tous suivaient les couloirs, mémorisant les cartouches décrivant les pièces et étudiant les dimensions.

- Le centre doit être au moins à trois cents mètres au-dessous de la surface de l'île, observa Mancuso.

- Il n'y a pas d'aérodrome ni de docks sur l'île, murmura Stacy. On ne peut y pénétrer que par hélicoptère ou par Edo City, par le tunnel.

Pitt finit son verre.

- De toute façon, on ne pourrait pas arriver par la mer à moins que la troupe d'assaut ne soit composée d'alpinistes. Et même dans ce cas, ils se feraient tirer comme des fourmis sur un mur blanc par les gens de Suma.

- Qu'est-ce que c'est que ces bâtiments à la surface ? demanda Weatherhill.

- Une retraite de luxe pour les cadres supérieurs de Suma. Ils se retrouvent là pour les séminaires. C'est aussi un endroit idéal pour des réunions secrètes avec des politiciens, des hauts fonctionnaires ou des chefs de la mafia.

- La peinture de Shimzu montrait une île désertique, dit Pitt. Il semble que la moitié de l'île soit maintenant couverte d'arbres.

- Plantés par Suma ou plutôt par ses jardiniers depuis vingt ans, expliqua Penner.

Mancuso se gratta pensivement le nez.

- Est-ce qu'il n'y aurait pas un ascenseur entre la retraite et le centre de contrôle ?

- Rien de semblable sur les plans, dit Penner. On ne peut pas se risquer à descendre dans le puits si on ne sait pas où se trouve le centre.

- Un ensemble souterrain de cette envergure doit avoir tout un réseau de conduits d'aération !

- Notre équipe d'ingénieurs pense que plusieurs des maisons de surface sont en réalité des camouflages pour des turbines de ventilation et tout un système de régénérateurs d'air.

- On pourrait passer par là, plaisanta Weatherhill. Je ne suis pas mauvais dans les tuyaux.

- Là encore, nous manquons d'informations, dit Penner en haussant les épaules. Il est possible que l'air soit pompé dans Edo puis rejeté et purgé par ce qui sort de la ville.

- Quelles sont les chances pour que Loren et Diaz soient prisonniers sur l'île ? demanda Pitt. Penner eut un geste d'ignorance.

- Disons de bonnes chances. On n'a pas encore suivi de pistes pour l'instant. Mais un complexe luxueux sur une île impénétrable constituerait sans aucun doute une planque idéale pour cacher des otages.

- Des otages, oui, intervint Stacy, mais dans quel but ? On n'a pas entendu parler d'eux depuis leur enlèvement.

- Aucune exigence n'a encore été émise, dit Penner, ce qui oblige le Président à attendre la suite des événements. Et tant qu'on ne pourra pas lui fournir assez de renseignements pour qu'il évalue les risques d'une opération de sauvetage, il n'en donnera pas l'ordre.

Giordino regarda Penner d'un air pensif.

- Il doit bien y avoir un projet pour démolir ce nid de vipères ? Il y a toujours un projet !

- Nous en avons un, admit Penner. Don Kern a mis au point une opération compliquée, mais viable pour pénétrer et déconnecter les systèmes électroniques du centre.

- De quel type de défenses parlons-nous ? demanda Pitt. Suma n'aurait pas déployé tant d'efforts ni dépensé tant d'argent pour édifier la huitième merveille du monde sans avoir une protection d'enfer !

- On ne peut rien affirmer, dit Penner en caressant des yeux sa maquette. Ce que nous savons, c'est de quelle sécurité et de quelle technologie militaire dispose Suma. Nous devons donc présumer qu'il a installé les meilleurs systèmes de tous ordres que son argent peut lui procurer. Des équipements radar sophistiqués, qui détectent sur terre et sur mer, des sonars prodigieux contre les approches sous-marines, des lasers et des détecteurs de chaleur probablement sur tout le périmètre de la côte. Et aussi sans doute une armée de robots.

- Et, au cas où nous l'oublierions, un arsenal de missiles air-mer, ajouta Pitt.

- Ce ne sera pas une coquille facile à casser ! commenta Weatherhill.

- Un euphémisme, fit Giordino qui avait l'air de s'amuser. Il me semble, dit-il à Penner, qu'un assaut mené par au moins cinq escadrons des Forces spéciales, précédé d'une attaque aérienne en règle et d'un bombardement des forces navales pour affaiblir les défenses, est la seule méthode possible pour aborder ce rocher !

- Oui, dit Pitt. Ça ou une sacrée vieille grosse bombe nucléaire.

Penner eut un sourire sans joie.

- Étant donné que vos suggestions ne cadrent pas avec le côté pratique de la situation, il nous faudra utiliser d'autres méthodes pour réussir.

- Laissez-moi deviner. Nous irons tous les trois par le tunnel, dit Mancuso en montrant Stacy, Weatherhill et lui-même.

- Vous irez tous les cinq, murmura Penner. Mais pas tous par le tunnel.

Stacy eut un sursaut de surprise.

- Frank, Timothy et moi sommes des professionnels parfaitement entraînés aux entrées forcées. Dirk et Al sont des ingénieurs océanographes. Ils n'ont ni les qualifications ni l'expérience pour ce genre d'opération.

Vous n'avez pas l'intention de les envoyer aussi, n'est-ce pas ?

- Mais si, insista tranquillement Penner. Ils ne manquent pas autant de défenses que vous le supposez.

- Est-ce que nous devrons porter des ninjas noires et progresser dans le tunnel comme des chauves-souris ? Penner ne pouvait ignorer le ton cynique de Pitt.

- Pas du tout, répondit-il sans se départir de son calme. Vous et Al allez sauter sur l'île et créer une diversion pendant que les trois autres entreront par Edo City.

- Pas en parachute ! protesta Giordino. Seigneur ! Je déteste le parachute !

- Eh bien, dit pensivement Pitt, le grand Pitt et Giordino le Magnifique atterrissent dans la forteresse privée de Hideki Suma au son des bugles, des cloches et des tambours. Puis se font exécuter à la façon des samouraïs comme espions. Vous n'avez pas l'impression de nous traiter comme des pions, Penner ?

- Il y a des risques, je l'admets, se défendit Penner. Mais je n'ai aucunement l'intention de vous envoyer à l'abattoir.

Giordino se tourna vers Pitt.

- Tu n'as pas l'impression qu'on se sert de nous ?

- Je dirais plutôt qu'on nous a piégés.

Pitt savait cependant que le directeur des Opérations sur le Terrain n'agissait pas vraiment de sa propre autorité. Le plan venait de Kern, après approbation de Jordan et bénédiction du Président par-dessus le marché. Il regarda Stacy et lut sur son visage une expression qui signifiait « n'y allez pas ».

- Bon ! Et quand on est sur l'île, qu'est-ce qu'on fait ?

- Vous évitez de vous faire prendre aussi longtemps que possible pour distraire les gardes de Suma, vous vous cachez jusqu'à ce qu'on puisse mettre sur pied une opération de sauvetage pour évacuer l'équipe tout entière.

- Contre une armée de gardes dans le genre de celle-là, nous ne tiendrons pas dix minutes !

- On n'espère pas de miracles.

- Et alors ? demanda Pitt.

- Nous tombons du ciel et nous jouons à cache-cache avec les robots de Suma tandis que les trois pros se faufilent à travers un tunnel de soixante kilomètres. C'est ça le plan, hein ? Tout est là ?

Par la seule force de sa volonté, Pitt masqua toute l'irritation, l'incrédulité et le désespoir qu'il ressentait.

- Oui, dit Penner en évitant de le regarder.

- Vos copains de Washington ont dû trouver ce brillant exemple de créativité dans une pochette surprise, ce n'est pas possible !

Pitt n'avait pas douté une seconde de sa décision. S'il y avait la plus petite chance que Loren soit prisonnière sur cette fle, il irait.

- Pourquoi ne pouvez-vous pas tout simplement couper leur source d'énergie sur l'île principale ? demanda Giordino.

- Parce que le centre de contrôle est totalement autonome, dit Penner. Il a ses propres génératrices.

- Qu'est-ce que tu racontes, Al ? demanda Pitt.

- Est-ce que ce paradis abrite des geishas ?

- Suma a la réputation de n'engager que de belles femmes, répondit Penner avec un petit sourire.

- Comment notre appareil peut-il aller jusqu'à l'île sans être canardé tout de suite ? s'informa Pitt.

Le sourire de Penner s'accentua comme si, pour une fois, il avait une bonne nouvelle à annoncer.

- Cette partie du plan a toutes les chances de réussir à cent pour cent.

- Il y a intérêt, grogna Pitt d'une voix glaciale. Ou bien il y a quelqu'un qui risque d'y perdre toutes ses plumes.

 

 

Comme l'avait prévu Penner, il y avait peu de risques qu'ils soient descendus en flammes. Les ULM que Pitt et Giordino devaient utiliser au départ du navire de détection américain Ralph R. Bennett ressemblaient à de minuscules bombardiers. Ils étaient peints en gris foncé et leur forme étrange les rendait impossibles à détecter au radar.

Ils avaient l'air d'insectes bizarres à l'ombre de l'installation radar du navire géant. Le système, haut comme un immeuble de six étages, se composait de dix-huit mille éléments d'antennes capables de capter une énorme quantité de renseignements sur les essais nucléaires soviétiques avec une incroyable précision. Le Ralph R. Bennett avait abandonné sa mission près de la péninsule du Kamtchatka par ordre présidentiel pour assurer le lancement des ULM et organiser la pénétration puis l'évacuation autour de l'île de Soseki. Le commandant de vaisseau Raymond Simpson, la trentaine, les cheveux décolorés par le soleil, se tenait près des hommes de la NUMA sur le pont supérieur. Energique, solide, il surveillait son équipage chargé de mettre au point les réservoirs des minuscules appareils, les instruments et les contrôles.

- Vous croyez qu'on pourra s'en débrouiller sans les essayer d'abord ? demanda Pitt.

- Ce sera du gâteau pour des pilotes chevronnés comme vous, répondit Simpson. Quand vous aurez trouvé la bonne position de vol en vous appuyant sur votre estomac, vous souhaiterez en avoir un à vous pour vous amuser le dimanche.

Pitt n'avait jamais vu ce genre d'appareil avant d'arriver sur le navire avec Giordino une heure plus tôt. Maintenant, après seulement quarante minutes d'instructions, ils étaient supposés faire sur ces engins plus de cent kilomètres au-dessus de la mer et se poser sans se blesser sur la surface rocheuse et dangereuse de Soseki.

- Depuis combien de temps ces oiseaux sont-ils là ? demanda Giordino.

- Les Ibis X 20 sortent à peine du bureau d'études, précisa Simpson.

- Mon Dieu ! grogna Giordino, ils sont encore expérimentaux !

- Tout à fait. Ils n'ont pas encore subi tout le programme d'essais. Désolé de ne pas vous offrir quelque chose de plus éprouvé, mais vos copains dé Washington semblaient terriblement pressés et ont insisté pour qu'on traverse la moitié du monde en dix-huit heures pour vous les apporter.

- Vous êtes sûr qu'ils volent, naturellement ? s'enquit Pitt.

- Oh ! mais naturellement ! dit Simpson avec enthousiasme. Je les ai personnellement essayés plus de dix heures. Ils sont super ! Tout à fait ce qu'il faut pour des vols de reconnaissance. Leur moteur compact à turbine permet une vitesse de croisière de trois cents kilomètres à l'heure avec une autonomie de cent vingt kilomètres. L'Ibis est le meilleur ULM du monde !

- Quand vous aurez la quille, vous pourrez toujours ouvrir un bureau de vente, suggéra sèchement Giordino.

- C'est mon rêve ! répondit Simpson sans relever l'ironie.

Le skipper du navire radar, le commandant Wendell Harper, entra sur le pont, une grande photo à la main. Grand et fort avec un estomac de moine, les jambes un peu arquées, il donnait l'impression d'avoir traversé à cheval toutes les plaines du Kansas.

- Notre officier météo vous promet un vent arrière de quatre noeuds pour le vol, dit-il calmement, ce qui signifie que vous n'aurez pas de problème de carburant.

- J'espère que notre satellite nous a dégotté un endroit décent pour atterrir, fit Pitt avec un petit salut.

Harper étala contre une paroi un agrandissement d'une photo de satellite.

- Ce n'est peut-être pas O'Hare Airport à Chicago, mais c'est le seul endroit plat de l'île avec de l'herbe sur vingt mètres sur six.

- Plus de place qu'il n'en faut pour atterrir contre le vent ! affirma Simpson avec enthousiasme.

Pitt et Giordino s'approchèrent de la photo incroyablement détaillée. Le centre représentait un jardin ordonné disposé autour d'une pelouse rectangulaire ouverte à l'est seulement. Les trois autres côtés étaient bordés d'arbres et de buissons épais, avec des bâtiments aux toits en pagode et des ponts hauts et ouvragés reliant les balcons et un étang oriental.

Comme des condamnés à qui on aurait donné le choix entre la pendaison sur le pont ou la fusillade contre un mur, Pitt et Giordino échangèrent un regard fatigué et un sourire sans joie.

- Cachez-vous jusqu'à ce qu'on vienne vous chercher ! murmura Giordino. Pourquoi diable ai-je l'impression qu'on m'a refilé un dé pipé ?

- Rien de tel que d'arriver avec une fanfare, lâcha Pitt.

- Quelque chose ne va pas ? demanda innocemment Harper.

- Vous avez été victime de vendeurs indélicats, répondit Pitt. Quelqu'un à Washington a profité de votre nature crédule.

Harper semblait gêné.

- Voulez-vous annuler l'opération ?

- Non, dit Pitt. On y a mis le doigt, autant y mettre le reste.

- Je ne voudrais pas vous presser, mais le soleil se couchera dans une heure. Vous aurez besoin de voir où vous mettez les pieds.

À ce moment précis, le chef mécanicien vint annoncer que les ULM étaient prêts à partir.

Pitt regarda les fragiles engins. Dire qu'ils pouvaient voler était presque exagéré. Sans la forte poussée de leur moteur à turbine, ils tomberaient comme des briques. Contrairement au véritable ultra-léger avec son aile large et haute, son enchevêtrement de câbles et de filins, la voilure de l'Ibis était courte, ramassée sur une entretoise intérieure. Il lui manquait aussi la gouverne de l'ultra-léger, capable de résister aux pertes de vitesse et aux vrilles. Il se répéta l'adage disant que le bourdon avait tout ce qu'il fallait pour ne pas voler et qu'il volait quand même et sans doute mieux que d'autres insectes que Mère Nature avait dotés de formes aérodynamiques.

Ayant achevé les dernières vérifications, l'équipage spécialisé recula jusqu'au bord de l'aire de décollage. Pitt trouva qu'ils avaient tous la tête de spectateurs de courses automobiles attendant l'accident.

- J'espère qu'on pourra atterrir à temps pour l'apéritif, dit-il en mettant son casque. Fidèle à lui-même, Giordino se contenta de bâiller.

- Si  tu  arrives  le  premier, commande-moi un martini-vodka sans glace.

Harper réalisa avec étonnement que la glaciale nonchalance dont faisaient preuve les deux hommes, était le signe d'une grande nervosité.

- Bonne chance, dit-il en leur serrant la main. Nous vous suivrons tout au long du vol. N'oubliez pas de manoeuvrer votre signal après l'atterrissage. Nous aimerions annoncer à Washington que vous vous êtes posés sans dommage.

- Si j'en suis capable, dit Pitt avec un pâle sourire.

- N'en doutez pas, répondit Simpson comme s'il encourageait   son   équipe   de   football.   Attention, n'oubliez pas non plus de mettre en marche le minuteur d'autodestruction. Il n'est pas question de faire cadeau aux Japs de notre technique sur les ULM.

Giordino encouragea Pitt d'une claque amicale sur l'épaule et d'un clin d'œil et, sans un mot, se dirigea vers l'ULM. Pitt s'approcha du sien, se glissa par une étroite écoutille dans le fuselage de toile et se mit à plat ventre jusqu'à ce qu'il se sente calé dans l'espèce de berceau de mousse à sa taille. Sa tête et ses épaules étaient un peu plus hautes que le reste du corps, ses coudes libres à un centimètre au-dessus du « plancher ». Il régla son harnais de sécurité et les sangles se croisant au-dessus de ses omoplates et de ses fesses. Puis il cala ses pieds dans les étriers du stabilisateur vertical et de la pédale de frein et saisit le court levier de commande d'une main tout en réglant les gaz de l'autre.

Il fit par le minuscule pare-brise un signe à l'équipage prêt à relâcher les câbles qui le retenaient au sol puis lança le starter. La turbine, plus petite qu'un tonnelet de bière, gémit de plus en plus fort et finit par hurler une note suraiguë. Pitt jeta un coup d'œil à Giordino dont il ne distingua vraiment que les yeux bruns et spirituels. Il leva le pouce et son ami en fit autant en souriant.

Un dernier regard aux instruments pour s'assurer que le moteur fonctionnait bien comme l'avait décrit le manuel qu'il avait à peine eu le temps d'étudier, un coup d'œil au fanion qui battait à l'avant de l'appareil sous la force du vent soufflant de la gauche. Contrairement aux porte-avions, le décollage vers l'avant était rendu impossible par l'énorme abri des radars et par la superstructure. C'est pourquoi le commandant Harper avait mis le Bennett face au vent.

Pitt maintint le frein d'une pression du pied. Il mit les gaz et sentit l'Ibis essayer de foncer. Le bord de l'aire de décollage semblait inconfortablement proche. C'est à cinquante kilomètres à l'heure que l'Ibis décolla. La force du vent combinée à la vitesse du Bennett lui donnèrent une poussée de vingt-cinq kilomètres heure, ce qui laissait vingt kilomètres heure encore à attraper pour que les roues quittent le sol.

C'était le moment décisif. Il fit signe à l'équipage de lâcher les câbles. Puis il coinça la manette des gaz au maximum et l'Ibis frissonna sous la force du vent et l'élan de la turbine. Les yeux fixés sur la limite de la piste, Pitt relâcha le frein et l'appareil bondit en avant. Cinq mètres, dix mètres, il tira le petit manche. La roue avant se souleva et Pitt aperçut les nuages. Il n'avait plus que trois mètres devant lui. Il projeta l'Ibis vers le ciel, au-dessus de la mer mouvante.

Il remit l'appareil sur un plan horizontal environ quarante mètres plus haut et regarda Giordino en faire autant derrière lui. Il décrivit un cercle au-dessus du navire, agitant les ailes pour saluer l'équipage du Ralph R. Bennett puis se dirigea vers l'île de Soseki, à l'ouest. Les eaux du Pacifique s'agitaient sous le train de l'Ibis, tachées d'or irisé par le soleil couchant.

Pitt descendit en vitesse de croisière, il aurait bien aimé gagner de l'altitude et essayer de lui faire faire quelques acrobaties. Mais il n'était pas là pour ça. Toute manoeuvre imprévue risquait de le faire remarquer par les radars japonais. En vol rectiligne et au niveau des vagues, l'Ibis serait invisible.

Pitt commença à se demander à quel comité d'accueil il fallait s'attendre. Il y aurait peu d'espoir de fuir le complexe du nid d'aigle de Suma. « Belle installation ! » pensa-t-il. Il suffirait d'atterrir dans le jardin, venant apparemment de nulle part, pour créer un beau chahut parmi les forces de sécurité et laisser aux autres le temps de s'infiltrer.

L'équipage du Bennett avait détecté des signaux radar émis par les services de sécurité de Suma mais le commandant Harper avait décidé de ne pas brouiller ses pistes. Il accepta que le Bennett soit contrôlé, pensant à juste titre que le centre de défense de l'île cesserait de s'inquiéter lorsqu'il verrait le navire américain solitaire poursuivre tranquillement sa route vers l'est comme s'il suivait un itinéraire de routine.

Pitt se concentra sur sa navigation, gardant un oeil sur la boussole. À la vitesse actuelle, il calcula qu'ils devraient se poser sur l'île trente-cinq minutes plus tard. Mais une erreur de quelques degrés au nord ou au sud, et ils la manqueraient complètement.

C'était vraiment de la navigation au nez. L'Ibis n'aurait pu supporter le poids supplémentaire d'un ordinateur de bord ou d'un pilotage automatique. À nouveau, il contrôla plusieurs fois la vitesse et la direction du vent, sa course estimée, pour être certain qu'aucune erreur n'était possible.

Il essaya de ne pas penser à ce qui arriverait s'il tombait en panne de carburant, chutant en pleine nuit dans la mer.

Pitt nota sans plaisir qu'on avait retiré la radio, sans doute sur ordre de Jordan, afin que ni lui ni Giordino ne soient tentés de bavarder et de signaler ainsi leur présence.

Vingt-sept minutes s'étaient écoulées et le soleil n'était plus qu'un petit arc brillant sur l'horizon.

Ombre bordée de mauve entre ciel et mer, plus imaginaire que réelle, insensiblement, il se transforma en une île dure et tangible dont les falaises déchiquetées s'élevaient à la verticale au-dessus des creux mouvants s'écrasant à leurs pieds.

Pitt jeta un coup d'oeil par la fenêtre latérale. Giordino était derrière lui, à dix mètres à peine sur sa droite. Pitt agita ses ailes et indiqua la direction à suivre. Giordino se rapprocha et fit signe à son ami qu'il avait compris.

Après une dernière vérification de ses instruments, il inclina l'Ibis en un virage très doux pour arriver au centre de l'île par le côté est déjà privé de soleil. Ils n'auraient pas le loisir de tourner en rond pour voir où atterrir, pas de seconde approche s'ils arrivaient trop bas ou trop haut. Leur seule alliée était la surprise. Il leur fallait poser leurs petits Ibis sur la pelouse avant que les missiles sol-air ne les mettent en pièces.

Il distingua nettement les toits en pagode et la clairière autour du jardin. Il aperçut un petit héliport qui ne figurait pas sur la maquette de Penner mais refusa d'envisager de s'y poser, le jugeant trop petit et trop près des arbres.

Un léger mouvement du poignet vers la gauche puis la droite et ensuite, tenir bon. Il abaissa la manette des gaz cran par cran. La mer ne fut plus qu'une tache, les falaises se rapprochèrent, prenant peu à peu toute la surface du pare-brise. Il tira lentement le manche. Puis soudain, comme un tapis qu'on enlève brusquement, la mer disparut et ses roues se trouvèrent à quelques mètres au-dessus de la roche volcanique de l'île. Sans un regard de côté, il poussa doucement la gouverne de droite pour compenser le vent contraire. Il passa au-dessus de buissons que les roues du train d'atterrissage frôlèrent. La manette des gaz presque à zéro, l'Ibis ne pouvait plus repartir. Il poussa à peine le manche et l'ULM vacilla. Il sentit les roues rebondir légèrement sur la pelouse, à moins de cinq mètres d'un massif de fleurs.

Pitt arrêta le moteur et freina. Les freins ne répondirent pas. Aucune force ne le projeta vers l'avant. L'herbe était humide et les pneus glissaient sur la pelouse comme sur une flaque d'huile.

Il eut très envie de remettre les gaz et de tirer à nouveau le manche, d'autant plus que son visage n'était qu'à quelques centimètres du nez de l'Ibis. Allait-il cogner un arbre, un mur, un rocher ? Droit devant, une rangée d'arbustes d'un lumineux rouge d'automne cachait peut-être une barrière solide.

Pitt se raidit, rentra la tête dans les épaules et attendit. L'engin roulait toujours à une trentaine de kilomètres à l'heure lorsqu'il pénétra dans les buissons, déchira ses ailes et plongea avec une gerbe mousseuse dans un petit étang rempli d'énormes carpes.

Il y eut un moment de silence mortel, brisé quelques secondes plus tard par le craquement sinistre de l'Ibis de Giordino déchirant à son tour les buissons et s'arrêtant non loin de Pitt, dans un parterre de sable où il mit à mal une ravissante composition faite au râteau.

Pitt tenta de se débarrasser de son harnais, mais était retenu par les jambes et ses bras n'avaient aucune liberté de mouvement. La tête à demi submergée dans l'eau de l'étang, il lui fallait la lever pour respirer. Il vit passer tout près de lui un banc de carpes géantes, blanches, noires et dorées, qui ouvraient et refermaient sans cesse leur bouche, regardaient de leurs gros yeux ronds l'intrus qui avait violé leur domaine.

Le fuselage de Giordino était relativement peu endommagé et il réussit à s'en extirper sans problème. Il se précipita vers l'étang et piétina les nénuphars avec la force d'un hippopotame enragé. Grâce à une longue pratique de la gymnastique, il brisa les morceaux de fuselage qui retenaient les jambes de Pitt comme s'il s'agissait de quelques allumettes. Puis il défit le harnais de son ami et tira celui-ci jusqu'au bord de l'étang.

- Ça va ? demanda-t-il.

- Quelques égratignures et un pouce foulé. Merci de ton aide.

- Je t'enverrai la facture, fit Giordino en considérant avec dégoût ses bottes crottées de boue.

Pitt retira son casque et le jeta dans l'étang, affolant les carpes qui s'enfuirent vers la relative sécurité des feuilles de nénuphars.

- On ne va pas tarder à venir voir ce qui se passe, dit-il en montrant les ULM abîmés. Tu ferais bien d'aller déclencher le système de destruction vite fait !

Tandis que Giordino faisait le nécessaire pour alerter le Bennett de leur arrivée et pour mettre à feu les petits paquets de plastic disposés dans l'engin, Pitt se mit debout avec une certaine raideur et regarda le jardin. Il avait l'air désert. Aucune armée de robots ou de gardes ne se matérialisa. Les porches et les fenêtres des pavillons n'abritaient personne. Il eut du mal à croire que le hurlement des moteurs et les bruits de la double chute n'avaient pas traversé les murs minces des constructions de style japonais. Il fallait bien que quelqu'un habite dans le voisinage ! Les jardiniers devaient vivre tout près, les pelouses et les parterres témoignaient de soins constants.

Giordino revint.

- On a moins de deux minutes pour filer avant l'explosion, dit-il rapidement.

- Tirons-nous par là, répondit Pitt en se dirigeant au pas de course vers une zone plantée d'arbres derrière les bâtiments.

Soudain il se raidit. Une étrange voix électronique cria :

- Restez où vous êtes !

Pitt et Giordino réagirent ensemble en se précipitant à l'abri d'épais buissons, rampant rapidement de l'un à l'autre, essayant de mettre le plus de distance possible entre eux et leur poursuivant inconnu, ils avaient à peine parcouru cinquante mètres lorsqu'ils se trouvèrent devant une haute barrière électrifiée.

- La fuite la plus courte de l'Histoire ! murmura Pitt.

C'est alors que les explosifs des Ibis retentirent à cinq secondes l'un de l'autre. Sans la voir, Pitt imagina une carpe laide et indolente voler au-dessus de l'étang.

Giordino et lui se tournèrent vivement pour faire face à ce qui devait venir. Bien que prévenus, ils furent tous deux stupéfaits en découvrant les trois apparitions mécaniques qui surgirent des buissons en demi-cercle, coupant toute retraite éventuelle. Le trio de robots n'avait rien des androïdes que l'on voit dans les feuilletons télévisés. Ceux-là se déplaçaient sur des chenilles de tracteurs et n'avaient d'humain que la parole.

Ces espèces de véhicules automatiques étaient munis d'un assortiment de bras articulés, de caméras vidéo et thermiques, de micros, d'ordinateurs et de plusieurs armes automatiques pointées sur les deux Américains.

- Veuillez ne pas bouger ou nous vous tuerons.

- Ils ne mâchent pas leurs mots, hein ? dit Giordino, stupéfait.

Pitt examina le robot central et observa qu'il paraissait commandé par un système télévisuel sophistiqué, actionné par un contrôleur éloigné.

- Nous sommes programmés pour reconnaître les langues et répondre en conséquence, dit le robot du milieu, d'une voix métallique, mais étonnamment articulée. Vous ne pouvez vous échapper sans mourir. Nos armes sont guidées par la chaleur que vous dégagez.

Pendant quelques secondes d'un silence gêné, Pitt et Giordino échangèrent un regard qui semblait signifier qu'ils avaient accompli leur mission et que la suite des événements leur importait peu. Très lentement, ils levèrent les bras au-dessus de leur tête, conscients des gueules des fusils pointées vers eux, horizontales, immobiles.

- Je parie qu'on s'est fait repérer à l'entrée par des sentinelles mécaniques, murmura Pitt à voix basse.

- Au moins ceux-là ne chiquent pas, grogna Giordino.

Avec douze fusils pointés sur eux, une barrière électrifiée derrière, il n'y avait aucune issue. Pitt espéra que les gens contrôlant ces robots avaient assez de jugeote pour comprendre que Giordino et lui ne représentaient aucune menace.

- Tu crois que c'est le moment de leur demander de nous conduire à leur chef ? dit Giordino avec un sourire forcé.

- Je m'en abstiendrais, à ta place, répondit Pitt. Ils seraient capables de nous abattre pour usage de mauvais cliché.

 

 

Personne ne remarqua Stacy, Mancuso et Weatherhill lorsqu'ils pénétrèrent dans les profondeurs d'Edo City avec précision et une relative facilité. Le remarquable maquilleur expert que Jordan avait fait venir d'Hollywood à Tokyo avait accompli des miracles en leur appliquant de fausses paupières, étirant et fonçant leurs sourcils et en les affublant de perruques luxuriantes d'épais cheveux noirs. Mancuso, qui parlait couramment japonais, était vêtu du costume trois pièces d'un chef d'entreprise et jouait au patron de Stacy et de Weatherhill, tous deux affublés de la combinaison jaune des équipes d'ingénieurs inspecteurs de Suma.

Utilisant les données du rapport de Jim Hanamura concernant les procédures de sécurité, munis de cartes d'identification et de codes fournis par un agent britannique travaillant en coopération avec Jordan, ils passèrent sans encombre les contrôles et atteignirent enfin l'entrée du tunnel. C'était le moment le plus difficile de l'opération. Les gardes de sécurité et les machines de détection d'identité s'étaient révélés plutôt faciles à tromper, mais Penner les avait prévenus, au cours de leur dernière réunion, que la dernière barrière serait le test le plus pointu.

Un système de sécurité à senseurs robotisés était installé à l'entrée d'une pièce nue, peinte en blanc brillant et très éclairée. Il n'y avait là aucun meuble, aucun tableau, aucun panneau sur les murs. La porte qu'ils franchirent paraissait unique, à la fois entrée et sortie.

- Enoncez vos fonctions, dit en japonais le robot mécanique.

Mancuso hésita. Il savait qu'il allait rencontrer des machines tenant le rôle de sentinelles électroniques, mais il ne s'attendait pas à entendre cette sorte de poubelle à roulettes donner des ordres.

- Section communication par fibres optiques, pour modifications et inspection, dit-il en espérant cacher sa gêne de traiter avec une intelligence artificielle.

- Votre ordre de service et votre code d'entrée ?